Joseph Steib n’avait l’air de rien et c’est probablement ce qui lui sauva la vie.

 

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Car ce modeste employé du Service des eaux de la ville de Mulhouse, de stature un peu malingre et de santé délicate, fut pendant toute la durée de la guerre et dans le secret d’un coin de cuisine, l’un des adversaires les plus résolus du Führer. De cet honnête peintre amateur de miniatures folklorisantes, la défaite française et l’annexion consécutive de l’Alsace devait faire un véritable enragé de la palette, au fil d’une succession de 57 toiles vengeresses dont la moindre eût largement suffit à l’envoyer à la potence avec toute sa famille si les Nazis en avaient jamais eu vent. Impitoyablement caricaturés, Hitler et ses sbires y sont systématiquement et littéralement traînés dans la merde, métamorphosés en porcs ou expédiés rôtir en enfer, tandis qu’y sont dénoncées avec véhémence les crimes et les exactions d’un régime expressément désigné comme sacrilège aux yeux du fervent catholique que fut Steib, au point qu’il n’hésite pas, au prix d’une féroce parodie des motifs les plus sacrés de la peinture religieuse, à placer Hitler, nouvel antéchrist, au cœur d’une incroyable Cène inversée qui constitue certainement la pièce maîtresse de ce « Salon des rêves », dont le caractère d’exutoire quasiment magique ne fait aucun doute : cette défaite humiliante, cet abaissement définitif, c’est ce qu’il souhaite de mieux au mauvais peintre que fut Hitler, tandis qu’il appelle de ses vœux ces victoires et ces fêtes bleu-blanc-rouge de la paix retrouvée.

L’ensemble ne fut complètement montré qu’une seule fois, à la fin de l’été 1945, dans un contexte de ferveur patriotique qui en voila dans une certaine mesure la profonde singularité.

L’usure prématurée du peintre et son décès en 1966 ne firent rien pour assurer la postérité d’une œuvre que seuls une série d’heureux hasards et l’œil averti de quelques collectionneurs permirent de sauver de l’oubli total, en attendant qu’elle retrouve très récemment sa place légitime aux confins de l’art naïf et d’un « art en guerre » où elle côtoie sans démériter celle d’un John Heartfield ou d’un George Grosz.

Yann Fastier