Jacob Hampton avait un destin tout tracé.
A Blowing Rock, petite bourgade de Caroline du nord, sa famille est connue, respectable, propriétaire de terres, d’une scierie et de l’épicerie de la ville. Ses parents avaient prévu sa vie dans les moindres détails. Jacob ferait des études, reprendrait le commerce et épouserait Veronica. Mais Jacob étouffe. Aux études, il préfère les métiers manuels. Aux relations sociales convenues, il préfère l’amitié qu’il entretient avec Blackburn, défiguré par la polio, à peine inséré dans la communauté, qui s’occupe de l’entretien du cimetière. Et surtout à Veronica, il préfère Naomi, belle comme le jour mais inculte et sans le sou. Au point de l’épouser en cachette. Quand il est envoyé se battre en Corée, il confie sa femme, enceinte, aux bons soins de son meilleur ami, ses parents ayant décidé de le déshériter. Mais quand, blessé, il est sur le point d’être rapatrié, ces derniers mettent au point un plan machiavélique pour récupérer leur fils et se débarrasser de Naomi et de sa progéniture.
Pas besoin de coups de feu, de sang ou de cris dans ce récit bouleversant pour dévoiler la noirceur ou la grandeur de l’âme humaine. Ron Rash prouve que le gris est une couleur aussi efficace que le rouge pour faire éprouver toute la palette des émotions possibles. Car c’est de nuance dont il est question ici. La tension s’appuie sur des détails, des faits qui ne font pas de bruit mais s’avèrent susceptibles de détruire des existences. Un télégramme, une tombe creusée dans le silence, au pire une insulte marmonnée suffisent à susciter chez le lecteur l’envie de pleurer ou l’espoir d’un retournement possible. Dans cette société policée, les débordements ne sont pas de mise. On souffre comme on exprime ce que l’on ressent, sans effusion excessive. Et parvenir à dépeindre des sentiments aussi forts par cette économie de mots et d’effets relève d’une gageure admirable dont peu d’auteurs sont capables. Rash s’attache à décrire la psychologie de ses personnages par ce qu’ils éprouvent intimement et par-là même évite tout manichéisme. Même les pires salauds ont des doutes, des failles, et les gentils ont des pensées impures. Le lecteur se retrouve emporté dans un tourbillon d’impressions successives, déroutantes et ignore, fébrile jusqu’au bout, quelle teinte finale Rash donnera à son histoire.
Marianne Peyronnet