À l’heure où Abdullah Öcalan, depuis sa prison turque d’Imralı, appelle le PKK à déposer les armes et à prononcer sa propre dissolution ;
à l’heure où les FDS du Rojava syrien viennent de signer un accord de principe avec le nouveau régime de Damas, il n’est pas inutile de rappeler le destin des Kurdes, trahis par les Occidentaux à la suite du traité de Lausanne de 1923, écartelés depuis entre quatre pays – la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran – qui craignent depuis toujours leur irrédentisme et ne les portent pas dans leur cœur. Si le PKK et les FDS sont assez connus en Occident à la suite de leur lutte héroïque et victorieuse contre Daesh, si les Kurdes d’Irak sont parvenus à conquérir leur autonomie après la chute de Saddam Hussein en 2003, l’histoire des Kurdes d’Iran est plus mal connue. Ils furent pourtant longtemps à la pointe du combat nationaliste et ce dès l’immédiat après-guerre où, avec le soutien plus ou moins ferme des Soviétiques, fut proclamée l’éphémère République de Mahabad, bientôt lâchée par Staline et réprimée dans le sang par les armées du Shah. Mais la graine était semée : cette graine s’appelait Abdul Rahman Ghassemlou qui, jusqu’à son lâche assassinat le 13 juillet 1989 à Vienne, fut de l’avis de tous l’un des leaders les plus éminents et les respectés de la cause kurde. Cultivé (docteur en économie, il parlait couramment sept langues dont le français, parfaitement), amateur de livres, de poésie et de bon vin, aimant rire et, surtout, démocrate dans l’âme, il fut l’ennemi acharné du Shah et de sa sinistre SAVAK avant de devenir la bête noire de Khomeini et de ses séides, dont il ne cessa de dénoncer les sanglantes exactions. Sous sa direction, le PDK-I, dix années durant, donna des cauchemars aux autoproclamés « Gardiens de la révolution » depuis les montagnes du nord-ouest de l’Iran. Il ne réclamait pourtant pas grand-chose et son mot d’ordre n’a jamais varié : « Démocratie en Iran, autonomie pour le Kurdistan ». Lui reprochera-t-on de s’être appuyé sur le régime irakien dans sa lutte contre les mollahs ? C’est oublier que « les Kurdes n’ont pour amies que leurs montagnes », comme il aimait à répéter et qu’il ne fit jamais que négocier un droit de passage et une certaine neutralité de la part du bourreau de Bagdad, dont il n’ignorait rien de la féroce politique anti-kurde. Enfin, celui qui, systématiquement, refusait les gardes du corps, fit-il preuve de naïveté lorsqu’il accepta de rencontrer de soi-disant négociateurs iraniens à Vienne ? Ce qui s’est passé ce jour-là au no 5 de la Linke Bahngasse ne fut jamais totalement éclairci, d’autant moins qu’avec l’aval des plus hautes autorités autrichiennes, qui craignaient les représailles iraniennes, l’enquête fut bâclée et que les trois suspects, dont l’identité était pourtant connue, ne furent pas inquiétés outre-mesure et purent facilement quitter le pays. Le PDK-I une fois décapité, ne devait plus dès lors connaître que scissions et défaites. Le successeur de Ghassemlou fut lui-même assassiné à Berlin quelques années plus tard et le Kurdistan iranien de rentrer dans une longue nuit. Il faudra le meurtre de la jeune Mahsa Amini par la « police des mœurs » de Téhéran, en 2022, pour rappeler au monde qu’il existe des Kurdes en Iran et qu’ils ont le droit de choisir leur destin.
Au-delà de la simple biographie du leader charismatique que fut Ghassemlou, l’enquête minutieuse de la journaliste Carol Prunhuber est une copieuse leçon d’histoire. Extrêmement documentée (72 pages de notes et de références !), augmentée d’un index, d’un glossaire, d’une chronologie et d’un dictionnaire des principaux personnages, elle restera à l’évidence comme une indispensable somme à qui s’intéresse au sort de la plus grande nation sans état du monde, trahie sans cesse et sans cesse renaissant de ses cendres.
Yann Fastier