Sous ce titre à claquer des dents se cache ce que notre goût bien connu pour l’outrance et l’hyperbole nous conduit à qualifier sans ambage de pur bijou.
Baroque, intelligent, sensible, satirique, mélancolique, politique, apocalyptique, virtuose et un peu fou… voilà un manga qui épuise les qualificatifs plus vite que ses lecteurs, rivés jusqu’au bout à l’imprévisible trajectoire d’un groupe de jeunes gens dans un Japon désenchanté, peint sans indulgence par un dessinateur lucide quant aux crises qui le traversent et le minent. Qu’importe, puisque, au dire du pouvoir, tout est la faute des « envahisseurs ». Depuis plus de trois ans, en effet, Tokyo vit à l’ombre d’un gigantesque vaisseau spatial menaçant ruine, un vaisseau peuplé de petits bonshommes sans intentions hostiles sous leur gros casque, éminemment vulnérables, au contraire, et impitoyablement traqués par des équipes de « nettoyeurs » pour peu qu’ils se montrent en ville. De quel marasme sont-ils le nom, sinon celui d’une population tout entière, dans un pays vieillissant où la jeunesse ne se voit pas d’avenir ? Loin des clichés trop souvent associés à la bande dessinée japonaise, Kadode, Orân et leurs camarades n’ont rien de modèles de vertu. Livrées depuis longtemps à elles-mêmes par des parents démissionnaires, les filles s’identifient bien mieux aux grotesques protagonistes d’un manga humoristique apparemment ringard qu’aux héroïnes kawaii de la Japan Expo. Ces affreux shōjos n’en sont pas moins attachantes, avec un gros faible pour la fantasque Orân, dont la sanguinaire appétence pour les jeux de massacre dissimule mal une sensibilité à fleur de peau, dont les causes profondes seront révélées avec finesse par une narration complexe sans être compliquée, toute en bifurcations et servie sans insister par des dialogues au naturel parfaitement ciselé. En manque de fleurs, on n’en jettera pas plus mais on se dépêchera de rattraper son retard en se précipitant toute affaire cessante sur les autres séries d’Inio Asano (Bonne nuit Punpun, Solanin…) en attendant l’arrivée prochaine de Mujina into the deep, dont la publication vient de commencer au Japon.
Yann Fastier
Merci à François de Feytiat pour m’avoir signalé cette série.