Ce 13 novembre 2015, Damya, jeune danseuse en devenir sur le point de briller dans le rôle de Galateïa, est assise à la terrasse d’un café.
Elle attend ce jeune homme fantasque que le hasard mit deux fois sur ses pas ces derniers jours, et avec lequel elle a enfin rendez-vous. Mais c’est une balle qui vient à sa rencontre, et brise ses rêves en fracassant son genou. Damya ne dansera plus.
Dès lors, elle vit de petits boulots. Une société de production la recrute pour un casting sauvage. Damya parcours sans relâche les rues de Paris à la recherche de ceux qui figureront les déportés de retour des camps dans une adaptation de La douleur de Marguerite Duras, mais attention, le réalisateur veut un maximum de véracité, des ombres humaines pour évoquer les morts-vivants : « si les moyens leur étaient attribués, certains cinéastes feraient une guerre plutôt que d’en reconstituer les détails ».
Ainsi, la jeune femme doit trouver cent volontaires avant le début du tournage. De son pas déséquilibré de danseuse amochée, elle cherche les drogués, les anorexiques, les malades qui peuplent la ville, invisibles autant qu’ils peuvent. Elle marche, foule bigarrée et rythmes entêtants des quartiers, lumières et beautés dérobées scandent son pas chaloupé, mais surtout elle cherche son rendez-vous manqué, accrochée à l’espoir de le croiser de nouveau, cette quête étant devenue l’objet qui la fait avancer. Pendant qu’elle le cherche les rencontres avec les damnés de la terre se succèdent, son perpétuel déséquilibre lui valant préambule, et s’échangent quelques sourires et un peu d’énergie, des miettes d’espérance, ce qu’arrivent à produire les rencontres, magiquement : un peu plus que la somme de deux désespoirs.
Le livre n’y fait pas explicitement référence mais il s’agit ici du tournage de La douleur d’Emmanuel Finkiel. Pas de tricherie donc, pour un film réussi, mais après ? Les figurants tondus et habillés de pyjamas rayés vieillis à la ponceuse, ayant défilé, le metteur en scène ayant crié « coupez ! », l’équipe de tournage retournée au buffet tandis que les pseudo-déportés rhabillés à la hâte sont rendus à la rue, repartent pour leur enfer ? Où est l’humanité dans tout cela ? Peut-être dans la rencontre d’un sculpteur, comédien défroqué qui ne cesse, depuis des années, de repousser la touche finale de son œuvre suprême, que l’arrivée inopinée de Damya lui permettra de terminer, et qu’il jette à l’eau, en offrande, en manière de métaphore, pour la libérer du passé, sublimant par là-même le pouvoir cathartique de l’art, et l’inanité de toute perfection.
Tout le monde remballe et Damya part, plongée dans le gouffre qui prolonge de solitude la fin d’un engagement, l’usure de toute exigence. Un faux déporté la rattrape, essaie de la soutenir sans y paraître, rien ne convainc la jeune femme excédée. Mais voilà, il pleut, et soudain elle réalise que l’homme frissonne dans son pyjama trempé, « sans réfléchir elle attrape le bras à l’instant repoussé ».
La scène du retour des déportés sera coupée au montage.
Lionel Bussière