Largement ignorés par l’histoire sociale, les « gens de maisons » furent pourtant des travailleurs à part entière, soumis plus encore que les autres à l’arbitraire de leurs patrons.

 

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La rareté de leurs témoignages rend d’autant plus précieux celui de Madeleine Lamouille, longtemps femme de chambre dans de grandes familles de Suisse Romande. Le « récit de vie » est un genre à part entière dans ce pays : publié en 1978 dans le sillage des études foucaldiennes, celui-ci est devenu une manière de classique. Il expose avec lucidité la condition de milliers de jeunes filles pauvres dont le presque esclavage devait rester un impensé jusque chez leurs employeurs les plus « philanthropes ». Les domestiques n’ont ni désirs propres ni vie personnelle, ils ne sont qu’une invisible commodité, des « machines à travailler » dont on s’étonne même de la moindre revendication plutôt qu’on s’en indigne. Ainsi Marie – dont Madeleine épousera le neveu – lorsqu’elle demande quelques jours pour enterrer son père, se voit répondre : « Mais qu’est-ce que je vais devenir sans ma cuisinière ? » Ainsi Madeleine elle-même aura-t-elle l’insigne audace de réclamer le droit de se coucher avant ses maîtres (et l’obtiendra sans difficulté : Madame n’y avait tout bonnement « pas pensé » !)

Ces jeunes femmes ont une âme, pourtant, et les mêmes aspirations que les autres. Madeleine, grande lectrice de Victor Hugo, n’aura de cesse de lire tout ce qui lui tombe sous la main, le plus souvent en cachette de ses patrons, qu’elle juge à la fois sans rancœur et sans indulgence. Elle les tient pour ce qu’ils sont : des bourgeois, généreux parfois, le plus souvent mesquins, même en restant loin d’Octave Mirbeau et de son Journal d’une femme de chambre. Et s’il y a naturellement chez elle bien moins de littérature que chez un Flaubert ou un Genet, il ne s’y trouve pas moins de bon sens et de vérité. Une vérité toute simple, comme le « bonjour » que les bonnes n’obtenaient pourtant pas toujours.

Yann Fastier