Guéri de son bégaiement par une bonne fée venue à son secours, le petit Andreï, cinq ans, reçoit en outre une « langue bien pendue, déliée, parallèle ».

 

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Hélas, il le paye d’une vie sans amour et d’une réputation non usurpée de porte-poisse. Quand il ne le dégoûte pas purement et simplement, il porte malheur à quiconque s’intéresse à lui. C’est ainsi que, malgré ses bonnes dispositions à leur égard, il finit par avoir la peau de ses cinq demi-frères aînés, beaux et brillants apparatchiks d’une société soviétique dont, l’âge venant, il devient l’invisible paria. Seule une nouvelle rencontre avec Dora, sa bonne fée, lui rendra l’espoir d’en finir avec la malédiction et de connaître, enfin, le nom de son père, qu’il devine être la source de tous ses malheurs.

Écrit sous l’œil goguenard de Mikhaïl Boulgakov et animé d’une petite flamme tout hoffmannienne, André-la-Poisse relève de la plus fine fleur dissidente de la littérature soviétique, dont le professeur Andreï Siniavski (1925-1997) fit à son corps défendant figure de premier porte-drapeau. Expulsé d’URSS en 1971, après six ans de goulag, c’est en France qu’il trouve refuge et publie, en 1981, ce roman court à l’autodérision mordante. L’oubli gagne cependant les meilleurs et ce n’est qu’à la faveur d’un livre de son fils, Iegor Gran (Les services compétents, chez POL, qui raconte la traque de l’écrivain par le KGB), que l’on redécouvre aujourd’hui l’œuvre de Siniavski, inexplicablement épuisée quand Soljenitsyne, lui, court toujours.

Cet André-la-Poisse nous rappelle pourtant, et en 150 pages à peine, tout ce qu’un roman russe peut contenir de souriant désespoir quand il s’agit d’allier la profondeur à la satire. Car ici la charge n’est jamais frontale : nul plus que ce pauvre André n’est désireux de s’intégrer. Ami des chiens, il ne cesse en réalité de faire fête à une société qui le renvoie à coups de pied quand il se met dans ses jambes. Certes, de l’aveu de son fils, on ne cherchera dans le roman rien d’autobiographique mais on pourrait presque parler d’autofiction avant la lettre et, même, d’« autofriction » tant l’auteur, malicieux, ne se fait guère de cadeaux :  « jambes torses et taille courte, le front nimbé d’augustes pensées, j’offrais à tous les regards une sorte de démon byronien ». Repoussoir universel, il n’est même pas protégé par sa langue : « à croire que les paroles, ce don de Dieu, se scellaient d’une damnation éternelle aussitôt passées par mes lèvres éloquentes... » Faut-il y voir la figure universelle de l’écrivain, bouc émissaire idéal des sociétés totalitaires et sommé de s’en excuser en permanence ? Laissant à chacun son jugement, on se gardera de trancher pour se contenter du plaisir d’une lecture allègre, presque primesautière dans sa noirceur et truffée de jolie surprises parfaitement rendues par une traduction que l’on devine héroïque.

Yann Fastier