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A croire que la bande dessinée est sortie toute armée du cerveau de ses premiers inventeurs, à commencer par Töpffer, en 1827. Il n’est que de regarder les planches d’un Doré, d’un Caran d’Ache, d’un McCay ou d’un Herriman pour se rendre compte de tout ce qu’on doit à ces géniaux précurseurs. Frank King fut sans conteste l’un d’entre eux. Gasoline Alley, sa série principale, est désormais un classique à la longévité phénoménale, puisqu’elle n’aura cessé d’être publiée, de 1918 à nos jours. Ce qui n’était à l’origine qu’un one-panel cartoon humoristique deviendra vite un strip quotidien, dont l’univers s’étoffe et déborde son fonds de commerce automobile originel. La bascule a lieu lorsque Walt, l’un des principaux personnages, découvre un jour devant sa porte un bébé abandonné. Après avoir vainement tenté de le fourguer à ses amis et connaissances, il l’adopte – sous le drôle de nom de Skeezix. Ils deviennent dès lors inséparables, l’une des grandes nouveautés de l’histoire étant de faire grandir Skeezix en même temps que ses lecteurs. Le nouveau-né devient donc un garçon, puis un jeune homme et ses préoccupations évoluent de même au fil des ans, en douceur, pourrait-on dire. Une douceur dont les planches du dimanche – qui font l’objet de cette réédition – rendent compte avec une acuité particulière. Rappelons que le système de publication de la bande dessinée était alors très largement dominé par la presse quotidienne. Les strips y étaient publiés en noir et blanc pendant la semaine et, le dimanche, bénéficiaient – du moins pour les plus appréciés – d’une pleine page couleurs dont la misère de nos quotidiens peine à laisser imaginer la splendeur. Les dessinateurs y donnaient la pleine mesure de leur talent et le résultat, d’une créativité, d’une poésie visuelle époustouflantes, valut à la BD une moisson de chefs d’œuvres auxquels seule une réédition en grand format peut rendre justice. C’est le cas ici et, si les 38 cm de ce livre encombreront bien des bibliothèques, on n’en voudra pas aux éditions 2024, qui lui apportent le soin qu’elles mettent en toute chose et nous donnent à contempler dans les meilleures conditions ce qui restera comme l’un des sommets du 9e art. Un sommet doucement arrondi, puisque la plupart de ces planches troquent volontiers le gag final pour la contemplation pure. Au fil des saisons, au gré d’une promenade ou d’une collection de timbres, on rêvera sur les couleurs de l’automne, la forme des nuages ou les pays lointains. On fera du tourisme à l’intérieur d’un tableau moderne ou d’une gravure ancienne, on volera sous la mer, on méditera sur le cercle, le réseau routier ou bien sur ces étranges animaux que sont les chevaux-vapeurs, quand on y pense… Ainsi Frank King, dès les années 20, inventait-il une forme d’ataraxie de la bande dessinée, une sorte de narration immobile et ouverte dont on ne s’étonnera pas qu’elle fasse l’admiration d’un Chris Ware, entre autres contemporains. Car tout cela n’a pas pris une ride et pourrait dater d’hier. Ou même d’aujourd’hui car, au fond, tout cela participe en réalité d’un seul et unique présent – un présent qui est aussi présence au monde et que d’aucuns, moins timides que les faiseurs de petits mickeys, n’ont pas craint d’appeler Art.

Yann Fastier