Depuis une trentaine d’années, l’archipel du Post-exotisme prolifère à raison d’un ou deux nouvelles îles par an.

 

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Comme tout polype qui se respecte, la « communauté d’auteurs » à l’origine du projet porte tout un tas de noms : Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Elli Kronauer et, donc, Manuela Draeger. Après s’être longtemps cantonnée dans une marge étrange de la littérature jeunesse (une dizaine de petits miracles incongrus à l’Ecole des loisirs, bien sûr ignorés des bergounioux de ce monde), cette dernière a fini par pleinement intégrer la cellule clandestine qui préside aux sombres destinées du mouvement. Manuela Draeger écrit donc désormais directement  pour les adultes, ceux, du moins, que ne rebute pas la suie d’un univers qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne brille pas par l’optimisme.

Kree baigne dans le même tonneau d’huile de vidange. Ancienne femme-soldat, Kree Toronto est rompue à l’art de tuer vite et bien. D’une enfance errante, elle possède à la perfection les «techniques dégueulasses » et les « techniques-démons » permettant d’étriper proprement son prochain, surtout s’il veut lui « faire le sexe ». Elle commence pourtant bel et bien par se faire tuer. Après quoi elle erre de bardo en bardo, jusqu’à rejoindre celui qui la voit devenir femme de ménage au service des « Mendiants terribles », manières de Khmers rouges maintenant un semblant d’ordre au sein d’un monde épuisé, où l’on parle une langue appauvrie en attendant l’improbable retour de l’électricité. En compagnie de Loka, sa chienne, d’une chamane approximative et de deux drôles d’oiseaux à la tendresse râpeuse, elle forme une communauté précaire, liée par une amitié devenue plus rare encore que les smartphones et les armes à feu.

Ruines, chamanisme et communisme en loques : rien de nouveau, donc, sous le soleil terreux du Post-exotisme. Comme à ses compères, on pourrait reprocher à Manuela Draeger de toujours écrire le même livre. C’est à la fois vrai et tout de même injuste. Le Post-exotisme est une esthétique avant tout, un univers complet de déglingue auquel l’adjectif « post-apocalyptique » ne convient même plus tant la vie et la mort s’y confondent en un millefeuille d’entremondes – ici séparés par de simples grillages plus ou moins rapprochés, entre lesquels il est même parfois possible de trouver un bonze « (…) comprimé entre les deux clôtures, emprisonné, bras et jambes écartés, thorax et tête affreusement écrasés et coincés dans le treillage de fer ». Ce bonze, ce pourrait être le lecteur, victime consentante et stalker malchanceux d’une zone aux agréments relatifs – entre terrain vague et fosse commune, disons – toujours susceptible de se refermer sur lui comme un piège. Moins étouffant toutefois que les récents Black village et Frères sorcières, Kree ferait presque figure de trêve : au moins n’y piétine-t-on pas dans le noir de bout en bout, avec ce sentiment d’inéluctable enlisement que l’on n’a jamais retrouvé que dans le parfaitement irrespirable Choir d’Éric Chevillard. Sans tout à fait se rapprocher de Mad Max, on a là comme un semblant d’histoire : une histoire sans cesse déroutée, bien sûr soigneusement tenue à l’écart de toutes les ficelles du genre (les guerrières y sont assez rarement femmes de ménage, y voient rarement des pluies de sang quand des aiguilles leur poussent dans la tête), mais une histoire tout de même et non dénuée de cet humour absurde propre à la Draeger première manière, quand les « entrevoûtes » de Frères sorcières louchaient vers un formalisme un peu vain. Vain ? Pas sûr : et l’on se plaît à rêver que tout ça pourrait n’être qu’un puzzle gigantesque, non pas le décor unique d’une œuvre à jamais fragmentaire mais un vaste et fascinant ensemble dont un livre ultime, un jour, viendrait donner la clé.

Yann Fastier