Les idées les mieux arrosées passent rarement la nuit.

 

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Mais qu’une seule résiste à la gueule de bois et l’on se retrouve à pédaler d’Istanbul à Lausanne, dix kilos de tabac sur le dos, auxquels il va maintenant s’agir de faire passer les frontières… Certes, Edmond, Pierre et Cervoisier n’en sont pas à leur première grimpette. Coursiers émérites et familiers des pentes lausannoises, ils n’ont jamais craché sur le kilomètre et ça tombe bien, parce que, du kilomètre, ils vont en bouffer. En bouffer : c’est bien le mot tant l’appétit de ces trois-là semble à la mesure du défi. La contrebande n’est qu’un prétexte, l’enjeu purement symbolique d’une équipée placée tout entière sous la bannière de l’effort partagé. C’est l’amitié qui garde le ressort tendu, malgré la fatigue et les vicissitudes. On avance en s’épaulant, comme on prend le vent, à tour de rôle, ce vent, qui est « (…) le guide de nos sentiments et de nos voyages » et dont seul le vélo permet de prendre la mesure. On n’aime ou l’on n’aime pas la bicyclette : Auguste Cheval nous épargne au moins les détails techniques. Il ne sera donc question ni de dents ni de braquet, mais de rencontres et d’exultation de l’âme et du corps, portée par une écriture qui sait toujours trouver le ton juste, en phase avec l’épopée familière que devient bientôt ce voyage décidé sur un simple coup de tête. Une épopée locale et presque domestique, contée comme il se doit par un vieil aède à des adolescents tout prêts à prendre la relève de leurs aînés passés dans la légende. Et si, parfois, tout cela paraît un peu trop beau ou trop facile, c’est que, justement, la légende ne s’embarrasse pas de ces détails. Elle passe, comme on passe les cols, l’œil clair et le jarret tendu, attentive à sa seule nécessité, polie comme un galet pour avoir été chantée par tant de bouches, toute réalité transfigurée par la communauté qui, définitivement, l’aura faite sienne.

Yann Fastier