Hasard des parutions, il est parfois d’étranges concomitances. Trois livres récents témoignent des relations étranges qu’entretient l’espèce humaine avec le cheval. Au point, parfois, de confondre les rôles…

 

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 L’obsession du Matto-Grosso, de Christophe Bier
Éditions du Sandre, 2022

Le cheval est, dit-on, la plus noble conquête de l’homme. Si racé soit-il, cependant, il doit faire l’objet d’un dressage. À ce seul mot, le sado-masochiste qui sommeille en nous commence par dresser l’oreille. Qu’on évoque le complexe appareillage de sangles, de mors, de brides et d’entraves auxquelles nous astreignons nos montures et le fétichiste qui dormait à côté, titillé par une agréable odeur de cuir, est aussitôt sur pied. De là à transposer à l’humain ce qui n’était réservé qu’à l’animal, il n’y a qu’un pas, que l’érotomane compulsif franchit d’un bond léger de trotteur aguerri et, la littérature n’étant jamais bien loin du fantasme, il s’est tout naturellement trouvé des écrivains pour transcrire en mots ces imaginations fugaces.

C’est sur les traces de l’un d’eux que s’est lancé Christophe Bier dans L’obsession du Matto-Grosso. Acteur pour John B. Root ou Jean-Pierre Mocky, grand spécialiste du cinéma bis et chroniqueur pour l’émission Mauvais genre, Christophe Bier est de ces érudits plurimaniaques prêts à plomber leur karma pour une perle rare. Pour être tombé par hasard sur un petit roman fétichiste des années 30, à l’enseigne de la Sélect-Bibliothèque, il s’est donné pour mission de reconstituer la série complète des 98 numéros que compte la collection, aux titres aussi évocateurs que Le Tour du monde d’un flagellant, Souvenirs cuisants, Le Château du fouet, Vendue et domptée ou encore Le règne de la cravache et de la bottine. C’est cette quête inlassable, devenue presque obsessionnelle, qu’il raconte dans ce curieux petit livre, en hommage éhonté aux littératures de troisième, voire de quatrième rayon. Car la chose n’étant évidemment pas reconnue d’utilité publique, elle n’est pas facile à trouver : échappant le plus souvent au dépôt légal, imprimées en séries limitées sur du mauvais papier, la majeure partie de ces brochures a disparu et l’auteur lui-même avoue n’en posséder certaines – acquises à prix d’or – que sous forme de photocopies plus ou moins bien reliées et rafistolées, usées à force de passer de main fiévreuse en main moite.

Au coeur de cette petite entreprise, un homme : sous divers pseudonymes, Paul Guérard, homme de lettres et militaire, fut l’unique auteur de la Sélect-Bibliothèque, à l’usage d’un réseau d’habitués qu’il fournissait à la demande en scènes de genre. La demande, il faut bien le dire, restait un brin limitée : il s’agissait avant tout de cavaler. Attelés, entravés, étrillés et marqués au fer, ses hennissants héros renoncent plus ou moins volontairement à leur qualité d’être humain pour regagner l’écurie, quitte à subir des transformations physiques que ne renieraient pas les adeptes les plus endurcis de l’art corporel. Ainsi de ce « couple de Norvégiens masochistes qui s’est prêté à d’audacieuses expérimentations : le mari et la femme mesurent plus de deux mètres, avec les avant-bras amputés, les cuisses très musclées, des jambes longues, le corps couvert de poils et la croupe déformée, "de façon à présenter un « profil d’autruche », au point qu’il est possible de poser un verre d’eau sur les reins sans risquer d’en voir tomber une seule goutte" » !       

Littérature de niche, dira-t-on. Certes, et même de stalle, mais qui, comme les autres, a ses lecteurs, sa raison d’être et ses sommets. La Sélect-Bibliothèque, à force de varier sur ce seul thème, en fut un à sa manière et Paul Guérard un digne rejeton de Sacher-Masoch, à l’instar d’un John Willie, auquel on ne peut pas ne pas penser et dont la Sweet Gwendoline, quelques années plus tard, galoperait à son tour pour la joie des amateurs.

L’arbre généalogique n’a d’ailleurs pas fini de croître puisque Christophe Bier lui-même, empoignant à son tour la cravache, a depuis entrepris de faire revivre la collection, en l’amenant au moins jusqu’au centième numéro, en vente dans tous les centres équestres.

 

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 Princesse Johanna, de Léo Barthe
La Musardine, 2021

Mais Christophe Bier n’est pas le seul disciple d’Héliogabale à goûter les joies du ponyplay. Le regretté Jacques Abeille en fut un autre qui, sous le pseudonyme de Léo Barthe, devait dresser des monuments de mots à quelques-unes des perversions dont aime à se parer notre ennui. Ainsi se souvient-on de l’Histoire de la bergère ou De la vie d’une chienne, récemment réédités par le Tripode (avec un d) selon une logique éditoriale qui vise à ne pas dissocier l’œuvre « respectable » de l’auteur des Jardins statuaires de son versant érotique, réservé soi-disant aux éditeurs spécialisés. Rien de moins alimentaire, en vérité, que ces romans portés par un style exceptionnel sans cesser d’être d’une exemplaire et indispensable crudité.

Jeune femme moderne, Isa est initiée par son amant à un monde dont elle ignorait tout. Un monde où, sous la sévère mais juste direction de Madame Vérone, elle devient Princesse Johanna, jolie petite jument qui fera bientôt l’ornement de ce haras très particulier où de riches visiteurs viennent voir s’ébattre d’étranges créatures harnachées qu’ils pourront diriger à l’envi, voir saillir ou bien simplement cajôler, entre autres plaisirs. Car, il faut le souligner, si les parentés avec Histoire d’O sont évidentes, on est bien moins ici dans un univers sado-masochiste que strictement fétichiste. Pas question de maltraiter Johanna, dont le contrat « ne prévoit pas qu’elle ait à relever les défis de la souffrance » et quiconque jouerait trop ardemment de la cravache – volontairement ou non – se voit aussitôt mis à l’amende par une de ces sodomies publiques dont ce petit monde est décidément friand.

Cependant, abandonnée par son amant soudain devenu conformiste, Johanna est recueillie par un vieux peintre qui se chargera, en la prenant pour modèle, de lentement lui rendre figure humaine et de lui présenter celui qui, modestement, saura l’aimer comme il lui sied.

Un simple synopsis, bien sûr, ne saurait rendre justice à ce très beau roman dont le caractère scabreux parfaitement assumé se trouve sans cesse transfiguré par un style flamboyant qui, il faut bien l’avouer, mord un peu sur l’aspect strictement fonctionnel du genre. On en viendrait presque à lire à deux mains tant il faut s’accrocher lorsque, enfin, « tout son être se disperse dans les hautes flammes d’une exquise panique ». C’est que l’esprit ne se distingue pas ici du corps. L’entraînement que suit Johanna n’est pas une déchéance mais une discipline, et le passage par l’animalité une forme d’ascèse dont elle émergera plus humaine et plus consciente d’elle même. N’est-ce pas après tout le but ultime de tout roman digne de ce nom et toute littérature une forme de dressage où le lecteur, acceptant de suspendre un instant son jugement, sort toujours un peu grandi de sa lecture ? Au moins de quelques centimètres.

 

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 La monture, de Carol Emshwiller
Argyll, 2021

Fini les galipettes avec Carol Emshwiller (1921-2019). On ne nage plus ici dans les humeurs mais bien en pleine science-fiction. Depuis des siècles, l’humanité se trouve asservie par une race extra-terrestre qui n’a rien trouvé de mieux que de s’en servir comme monture. Juchés sur les épaules de fiers Sams et de belles Sues dont ils affinent sans cesse la sélection, les Hoots sont des sortes de gros lapins intelligents, dotés de mains d’étrangleurs et de jambes en spaghettis trop cuits. D’une bienveillance autoproclamée dont il ne faut cependant pas trop gratter la surface, ils aiment beaucoup leur cheptel qui le leur rend bien, tout fier de servir de si bons maîtres. Bien sûr, il y a encore, ici ou là, dans les montagnes, des troupeaux sauvages qui prétendent s’affranchir de la généreuse tutelle des Hoots mais ils seront vite domptés et, pour les plus récalcitrants, éliminés. L’histoire est ici racontée du point de vue de Smiley, 13 ans, un jeune Seattle, fils de la Sue Merry Mary, et du Sam Beauté, monture attitrée de Petit-Maître, Son-Excellence-Vouée-à-Devenir-Notre-Maître-à-Tous. Fier de son allure, confiant en l’avenir, il subit de plein fouet l’irruption d’une bande de sauvages dirigée par son père, Beauté, redevenu Héron après avoir rejoint les rebelles. Partagé entre une liberté qu’il pressent désirable et sa loyauté envers son maître il tracera son propre chemin, ouvrant la voie à une coexistence apaisée entre les deux espèces.

Paru en 2002, couvert de prix, The Mount était jusqu’alors inédit en français. Oeuvre majeure de l’écrivaine Carol Emshwiller, il aborde d’une manière inédite et quelque peu narquoise la dialectique du maître et de l’esclave dont le ponyplay fait un usage disons récréatif. Que se passerait-il si un prédateur devait servir de monture à ses proies potentielles ? On est bien entendu dans le registre de la fable : on ne voit pas qu’une espèce aussi teigneuse que l’humanité se laisse asservir sans broncher par des lapins, même dotés d’atouts évidents. Il n’empêche que le roman pose de multiples et passionnantes questions qui, en-deçà des généralités, renvoient bien sûr aux tristes réalités de l’esclavage en Amérique. Qui a besoin de qui dans l’affaire ? Et l’émancipation ne doit-elle pas d’abord passer par un travail sur soi-même, afin d’en finir avec les préjugés de toute nature ? Voilà des questions passionnantes, qu’on remerciera Carol Emshwiller d’avoir posées, tout en grattant la tête de Rex ou de Pupuce…

Yann Fastier