La vie dans les marges

 

Si la bande dessinée a bien sûr ses grands courants, nourris d’affluents plus ou moins prestigieux dont l’histoire et la critique égrènent régulièrement les noms, elle a aussi ses bras morts et ses caniveaux, ses ruisselets et ses gouttières qui tous, à leur façon, participent pourtant bien de ce bruissement général dont nous parlions précédemment. Depuis la fin du XIXe siècle et l’avènement de la grande presse, l’image est devenue reine : illustration, publicité, modes d’emploi, emballages de toutes sortes n’ont cessé de faire appel à ses services. Sous sa forme séquentielle, elle se distingue en devenant bande dessinée, un genre à part qui, en attendant de devenir tardivement un art, est d’abord un médium plutôt pratique quand il s’agit de transmettre de l’information à peu de frais et de manière amusante. L’histoire de la bande dessinée se retrouve donc frangée d’une infinité d’images parasites, éphémères et marginales dont l’obsolescence rapide n’aura pas toujours permis la recension, à quelques exceptions près, le plus souvent liées à l’usage publicitaire de personnages archi connus (Tintin, Astérix, Mickey…) Sans prétendre explorer ces strates où ne s’aventurent guère que les plus insatiables parmi les dévoreurs de papier 1, on évoquera seulement deux de ces marges – parmi les plus visibles – que furent d’une part les « bédés de gare », d’autre part la bande dessinée catholique militante.

S’agissant des premières, il peut paraître exagéré de parler de marge tant elles eurent véritablement pignon sur rue pendant une trentaine d’années, au point d’être fondées, au moins quantitativement, à revendiquer une forme de prépondérance. Héritières du roman populaire à deux sous, bénéficiant de tirages énormes, elles étaient omniprésentes, du kiosque au bureau de tabac, du salon de coiffure à la table de nuit du grand frère, pavoisant les éventaires de leurs couvertures mirobolantes et de leurs titres accrocheurs des années 50 aux funestes années 80.

Nulle ne fut pourtant plus négligée ni méprisée par la critique que cette BD d’exploitation, bâclée à la chaîne par des dessinateurs anonymes regroupés en studios – espagnols, britanniques ou italiens pour la plupart – sur des scénarios ne reculant devant aucune invraisemblance. Honnie des pédagogues, visée plus qu’aucune autre par la censure (la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse leur doit beaucoup), elle fit pourtant le bonheur de générations de préados en voie de virilisation : guerre, aventure, policier, espionnage, science-fiction, western, humour, horreur, érotisme, arts martiaux… nul genre ne leur fut étranger, au gré des modes et de la demande du public.

En noir et blanc sur du mauvais papier, le petit format c’était le prolétaire de la BD : plus qu’aucun autre, il avait mauvais genre, un petit air marlou qui le faisait chérir en secret comme le parent pauvre qu’il était. Car c’était les BD des sales gosses, celles de la bande à Bicot ou de Huckleberry Finn, les éternels vilains petits canards mis à la porte des patronages et qui jouent dans les flaques, le ssœurs de la bardane et de l’orge des rats, qui devaient bien, d’une manière ou d’une autre, entrer dans la composition de leur papier. Relégués dans les marges de l’histoire de la bande dessinée par une critique avant tout soucieuse de « lettres de noblesse », les petits formats resteront ignorés jusqu’à leur quasi disparition dans le naufrage généralisé que devait connaître la presse BD.

Quelques-uns, alors, s’aviseront de cette absence et pour la regretter. Parmi eux, Farid Boudjellal dont le Petit Polio, fort d’une large reconnaissance, fera beaucoup pour la réhabilitation sentimentale de ces mal-aimés. Très logiquement, il sera suivi par son frère Mourad, fondateur des éditions Soleil 2, qui publiera quelques anthologies avant que survienne l’inéluctable : leur disparition les ayant soudain rendues sexy, les bédés de gare, poliment rebaptisées « petits formats » devenaient à leur tour – comme l’easy listening, comme la série Z – le jouet de la petite bourgeoisie branchée, toujours en mal d’appropriation. Parodié, détourné, pillé, exploité, le PF devint essentiellement un objet de dérision, réduit à faire la danse du ventre pour une petite élite qui prétendait l’avoir toujours aimé.

Il devait y trouver néanmoins une forme de salut que, paradoxalement, ne connut pas son exacte opposée, à savoir une certaine bande dessinée catholique militante dont l’expression définitive pourrait s’incarner dans la collection « Belles histoires et belles vies » des éditions Fleurus.

On sera surpris d’apprendre qu’il en circula parfois plusieurs centaines de milliers d’exemplaires tant on a l’impression de n’avoir fait que les effleurer, pour avoir gagné l’un ou l’autre titre à la pêche au canard à l’occasion d’une fête paroissiale ou bien pour l’avoir reçu des mains rêches d’une vieille tante bien intentionnée. Au contraire des petits formats, en effet, ces bandes dessinées confessionnelles échappaient en grande partie au circuit habituel de la presse et de la librairie : vendues par des officines spécialisées ou par de pieuses et bénévoles mercières, parfois distribuées par les congrégations elles-mêmes, selon que la brochure concernait leur fondateur ou l’un de leurs membres les plus éminents, elles en retiraient un léger parfum de catacombes, un petit air de clandestinité doublé d’un je-ne-sais-quoi de menaçant que n’eurent jamais les publications les plus sulfureuses de l’underground, quelque effort eussent-elles fourni.

Ils étaient pourtant bien sages – et pas qu’en apparence – ces albums au format immuable de 48 pages, rituellement divisées en 4 cases numérotées, ignorant la bulle et soulignées d’un rébarbatif pavé de texte. Le dynamisme étant alors interdit aux catholiques, le dessin de Robert Rigot était d’un statisme exemplaire, alignant ses vignettes aux lavis gris ou bleutés en parfaite redondance avec les textes d’Agnès Richomme, jusqu’à faire douter le plus résiliant des amateurs qu’il s’agisse encore de bande dessinée.

C’en était pourtant bel et bien mais comme une manière de degré zéro ne s’avouant que du bout des lèvres ou bien une sorte de punition dont on aurait menacé la BD comme nos parents excédés nous menaçaient régulièrement de la pension. Illisible et sinistre comme seul sait l’être l’art sulpicien, la BD catholique avait résisté à tout : au renouveau de l’art sacré dans les années 50 comme à Vatican II dans les années 60, aux rencontres de Taizé comme à Jesus Christ superstar. Sur le fond comme sur la forme, elle incarnait donc la réaction – ce que nous ne pouvions évidemment pas savoir mais dont un instinct nous avertissait cependant. Nous tenions là un repoussoir, précieux à sa manière comme peuvent l’être la sorcière et le loup quand il s’agit de mieux habiter sa chaumière. Cette BD n’était pas là pour être lue : elle était là pour faire peur quand, traversant la forêt des images, nous la savions tapie dans l’ombre humide des côtés, puant la punaise et l’encens, prête à nous sauter dessus pour peu que nous quittions le sentier de lumière au bout duquel Pif, Pilote ou Tintin nous ouvraient tout grand leurs aimables et munificentes pages.

Notes :

1 Voir l’indispensable revue Papiers Nickelés qui, depuis des années, s’efforce de faire cet inventaire du dérisoire.

Certainement les éditions les plus décriées – tiens, tiens – de toute l’histoire de la BD…

Yann Fastier