Le trou noir

 

L’omniprésence de la BD dans notre quotidien, son triomphe arrogant dans les médias où, depuis quelques années, elle vient régulièrement asseoir son gros derrière, pourraient la gratifier d’une forme d’évidence et laisser croire à sa pérennité. Ayant enfin conquis ses lettres de noblesse sous la pompeuse appellation de « roman graphique », elle n’est pas loin de se croire indispensable et prétend parler de tout avec l’assurance et les ridicules du nouveau riche qu’elle est parfois bel et bien.

C’est oublier deux choses.

C’est oublier, d’une part, que la bande dessinée n’a rien d’universel et reste, dans la plupart des pays, un divertissement minoritaire et vaguement honteux ou réservé aux enfants. Prenez un Allemand ou un Russe et parlez-lui d’art séquentiel : au mieux, il n’en a strictement rien à foutre, au pire il appelle la police. Il n’y a guère que dans l’espace franco-belge que la BD revêt une telle importance, aussi universelle. Même les deux autres grandes zones productrices – à savoir les États-Unis et le Japon – ne montrent guère qu’un intérêt poli pour les petits mickeys exogènes quand en France, bonne pâte, on traduit tout avec le même zêle idolâtre 1.

C’est oublier, d’autre part, que cette opulence est toute récente et, surtout, qu’elle est fragile. Certes, la BD est à présent si bien assise qu’elle semble avoir toujours été là : ce n’est pourtant pas faute d’avoir senti passer le vent du boulet. Car les années 80 ne furent pas seulement synonymes de cassettes vidéo pourries, de musique merdique et de coupes de cheveux ridicules, elles ne furent encore pas loin d’avoir la peau du 9e art.

On laissera aux historiens le soin d’en analyser les causes, en premier lieu économiques – second choc pétrolier, chômage, marasme et sinistrose – mais le fait est que la quasi totalité de la presse BD, jusque-là florissante, devait manger la grenouille en quelques années et le marché de l’album connaître une forte stagnation, au point de faire chuter la production à quelques centaines de titres annuels quand on parle aujourd’hui de plusieurs milliers.

Ce qui d’ailleurs n’empêchait pas l’édition de publier n’importe quoi.

Car, au-delà des chiffres et à quelques exceptions près 2, la BD des années 80 se caractérise avant tout par son insondable médiocrité. Elle s’était endormie inventive et innovante, elle se réveillait régressive, normative et triste à pleurer. Adieu l’an 01, enterrée l’utopie : l’Histoire avait une fin et, comme le reste de la culture, la BD se voulait désormais ricanante et postmoderne, emballée dans un cynisme aussi généralisé qu’un cancer quand, sous de grands airs de lucidité, elle ne cachait rien d’autre que le retour à l’ordre le plus dénué d’imagination. Hergé venait de mourir, la mode était aux 50s et une bonne partie la profession de se mettre à pêcher à la ligne claire dans les piscines désaffectées du vieil Hollywood. Dès lors il ne fut plus question que d’Aventure, mais à l’ancienne, de préférence historique et pimentée d’une dose convenable de sexe et de violence, le tout moulé dans un gaufrier franco-belge qu’on avait cru voué à la casse après les expérimentations des années précédentes. Parce que zut, on pense ce qu’on veut de Druillet, mais ça vous avait quand même une autre gueule que Bourgeon.

S’il fut un fossoyeur de la bande dessinée, en effet, c’est bien François Bourgeon, dont la série Les passagers du vent, forte de son succès commercial, devait durablement informer l’édition de ces années-là, jusqu’à susciter l’apparition de Vécu – le magazine et la collection – entièrement dédiés à ses nombreux épigones. Sous son influence et sous la direction bien fléchée d’Henri Filippini, Vécu devint le principal rendez-vous de ces jeunes vieux, à mi-chemin de l’école des fans de l’autre Jacques Martin et de la discomobile un dimanche de novembre. Loin de moi l’idée d’accabler un dessinateur qui a au moins l’élégance de s’être fait rare, mais nul ne me paraît mieux incarner cette grande tristesse des années 80, cette désespérante gabegie qui, d’un art neuf, foisonnant, encore bourré d’enthousiasme, n’avait su faire qu’un tel concours de t-shirts mouillés. Bourgeon, à sa manière, cumule tous les défauts, tous les mauvais instincts du boutonneux qu’il n’était déjà plus lorsqu’il dénuda sa première héroïne. Il s’en trouvera sans doute encore – ça s’est lu – pour parler de féminisme à son sujet, au prétexte qu’il employait des filles au caractère aussi trempé que leur chemise. Mais les maquereaux ne font pas autre chose et qu’on nous pardonne de soupçonner Bourgeon d’avoir de préférence alimenté son « féminisme » à la lecture de Playboy plutôt qu’à celle de Simone de Beauvoir.

Toujours est-il que, sous son impulsion, la bande dessinée était devenue déprimante. Et si, a posteriori, tout n’est pas à jeter de cette école 3 si bêtement, si opiniâtrement réactionnaire, elle signe un appauvrissement généralisé de la BD qui aurait pu tout à fait causer sa perte par la désaffection d’un public habitué à autre chose et qui n’y trouvait plus son compte. Qu’une telle bande dessinée existe n’est en soi guère gênant. Ce qui l’est, en revanche, c’est sa prétention à l’hégémonie, à incarner une supposée nature intrinsèque de la bande dessinée, soi-disant trahie par les intellectuels et les artistes. Il n’est que de se rappeler les saillies et les sarcasmes qui, côté « mainstream », accueillirent les expériences exigeantes et diverses des « indépendants » au début des années 90, avant que, alléchée par leur succès, toute la profession se mette à les copier 4.

Or, n’assiste-t-on pas actuellement à un phénomène assez semblable à celui qui, à la fin des années 70, devait préluder à ce trou noir ?

Forte d’un succès durable – la BD restant contre vents et marées le secteur le plus rentable de toute l’édition française – la bande dessinée ne se sent plus et, bien carrée sur ses lauriers, recommence à publier n’importe quoi. Adaptations, documentaires, mangas importés ou non, biographies par wagons entiers viennent alimenter une surproduction désormais chronique à laquelle on semble s’être résigné. D’obscurs tâcherons se voient publiés à grands frais, leurs gribouillis parfois à peine dignes d’un fanzine une fois requalifié en « roman graphique ». Le moindre éditeur de livres de cuisine veut avoir son département bande dessinée et les librairies spécialisées se peuplent de vieux héros zombifiés sous couvert d’hommage ou de franchise.

Certes, on ne va pas se plaindre d’une telle profusion qui, venant après le mépris, a au moins l’avantage de donner à tout un chacun l’illusion d’avoir sa place dans le grand concert des bulles et des cases, mais force est de constater que trop, c’est trop : devenue obligatoire et pour ainsi dire machinale, la bande dessinée redevient déprimante.

Bourgeon, s’il est encore vivant, peut affûter ses crayons.

Notes :

Rappelons que la Francobelgie est le 2e pays producteur de mangas au monde, après le Japon.

Qu’on ne nommera pas, afin de laisser à chacun ses illusions sur son bon goût.

3 Vécu, après tout, a pu accueillir de bons artisans (Juillard, Franz...) et servir de tremplin à au moins un auteur majeur (David Prudhomme).

Cf. Plates-bandes de Jean-Christophe Menu (L’Association, 2005).

Yann Fastier