L'ennui des morts vivants

 

Les récents déboires de la maison Dupuis, empêchée (provisoirement ?) de relancer le personnage de Gaston Lagaffe en passant outre les dernières volontés de son créateur, auront au moins eu l’avantage de braquer les projecteurs sur un phénomène étrange et bien de notre temps : l’interdiction faite aux héros de mourir de leur belle mort et l’acharnement des éditeurs à prolonger leur vie, quitte à les empailler avec plus ou moins de bonheur pour en promener le simulacre sous le nez des passants esbaudis, l’œil plein de poudre et les poches bien garnies.

La chose n’est pas d’aujourd’hui. Symboliquement, on lui donnerait même une bonne quarantaine d’années, en la faisant remonter à la mort de René Goscinny (1926-1977), première vraie star d’une bédé en pleine crise d’adolescence, dont le décès inattendu laissait brusquement sans cornac quelques-uns des plus gros éléphants du secteur. La question de leur survie se posa d’emblée. Leur défunt scénariste n’ayant rien exprimé à ce sujet – et pour cause – il fallut trancher au cas par cas.

On connaît l’histoire d’Astérix qu’Albert Uderzo, effondré, n’envisageait d’abord pas de continuer sans le véritable frère qu’avait été pour lui René Goscinny. Ce n’est que devant l’empressement des journalistes à l’enterrer a priori que, piqué au vif, il décida d’assumer seul les destinées du petit moustachu – souvent pour le pire et jamais pour le meilleur – avant de céder tardivement la main à un tandem soigneusement sélectionné et tenu en main par un sévère cahier des charges.

Le cas de Lucky Luke est un peu différent : le personnage avait été créé par le seul Morris et avait déjà connu plusieurs aventures quand Goscinny, appelé en renfort sur le scénario, en avait fait l’icône que l’on sait. Un rien jaloux de ses prérogatives et conscient de ses lacunes, le dessinateur préféra s’entourer de tâcherons à l’inspiration douteuse et en profita pour arrêter de fumer.

Ne parlons pas d’Iznogoud, enfin, repris par le seul Jean Tabary qui fut aussi son unique lecteur.

L’autre grande étape fut l’affaire Jacobs. L’auteur de Blake et Mortimer s’étant depuis longtemps désintéressé de ses personnages, leur dernière aventure, Les 3 formules du professeur Sato, restait en suspens au bout du premier tome. Jacobs étant mort et le lecteur las d’attendre la suite, on décida de la faire terminer par Bob De Moor, vieux camarade de studio du maestro et bon connaisseur de son style, à même de l’imiter pour boucler la boucle. Dès lors, pourquoi s’arrêter là ? Les tenants de la ligne claire de manquaient pas, de Ted Benoît à André Juillard, et nos deux gentlemen de monter leur petite usine, où les équipes, diligentes et bien rodées, se succèdent depuis sans trêve.

Et ce qui aurait dû rester une exception devint une habitude : au fur et à mesure que leurs vieux auteurs se voyaient rattrapés par la péremption, les principaux personnages de la bédé franco-belge se trouvaient ainsi mis en demeure de leur survivre, dûment franchisés et confiés par l’éditeur à divers malheureux priés de ne pas trop en faire. Pour un Hergé, parvenant par voie testamentaire à garder son personnage – mais pour combien de temps ? – des appétits insatiables de ses héritiers, combien de Boule et Bill, combien de Schtroumpfs, d’Achille Talon, d’Alix, de Cubitus ou même de Corto Maltese pour se voir ainsi maquiller, farder et tirer la peau jusqu’à ne plus ressembler qu’à de tristes caricatures d’eux-mêmes, aseptisées, vidées de toute substance et de toute vie.

Encore faut-il à ce stade distinguer deux manières de reprendre un personnage, l’une relevant du petit commerce, l’autre de l’hommage plus ou moins révérencieux. Ainsi vit-on fleurir à la marge un certain nombre de « one-shot » où l’un ou autre auteur en vue se voyait confier à ce titre un personnage connu, à charge pour lui d’en donner une vision à la fois personnelle et renouvelée. Cela devait aboutir à quelques belles réussites, parmi lesquelles L’Homme qui tua Lucky Luke de Matthieu Bonhomme, Jolly Jumper ne répond plus de Guillaume Bouzard ou L’Armure du Jakolass, le Valérian de Manu Larcenet, restent d’exemplaires exercices de distanciation respectueuse.

Le procédé, comme tout exercice, a cependant ses limites. En témoigne l’exemple de Spirou : suite au retrait de Tome et Janry, Dupuis, poussant jusqu’au bout la logique de la reprise, en ont fait le champ de manœuvres de toute la profession. Depuis, les interprétations se succèdent comme à l’abattage, non sans mérites parfois, mais au risque de priver le personnage de toute personnalité à force de plasticité.

En témoigne également Wanted Lucky Luke, seconde tentative de Matthieu Bonhomme autour de Lucky Luke. À l’inverse de la première, pour se tenir trop résolument du côté de l’hommage, elle ne vaut guère mieux que les reprises « ordinaires » et débouche en définitive sur les mêmes impasses créatives qu’Un cow boy dans le coton, du tandem Jul & Achdé, écœurant de révérence tout en prétendant moraliser, voire élever le personnage au moyen de thèmes humanistes qui ne font en somme que le dénaturer, si louables soient les intentions du scénariste.

Car enfin, qui croit-on tromper, sauf à spéculer sur l’aveuglement de nos contemporains ?

Personne ne peut trouver son compte à cette fausse monnaie : ni les vieux lecteurs, ceux qui ont connu le personnage à son apogée et qui, consternés, ne peuvent que prendre acte de la déchéance du vieux clown sur le retour, ni les jeunes auxquels échappent probablement le clin d’œil permanent qui fait l’essentiel de ces franchises.

Il y a là une aporie : veut-on figer le personnage ? On le condamne à tourner en rond dans sa cage. Veut-on le moderniser ? On sent immédiatement combien cela sonne faux, au point d’en éprouver une véritable gêne, de honte diffuse, comme on pressent l’abus de faiblesse ou le détournement de mineur.

Quoi qu’il en soit, il y a là un mystère, que le service comptabilité des différentes maisons d’édition dissiperait sans doute assez facilement, puisqu’après tout, cela se vend. Le nouvel Astérix, me dit-on, s’arrache par millions et Lucky Luke suit, pas loin derrière. C’est qu’il faut croire pour de bon, alors, qu’il y a suffisamment d’immaturité, suffisamment de fétichisme et de mauvais goût chez le lecteur pour lui faire gober n’importe quoi. De même que le chien revient à sa gamelle, le lecteur d’Astérix n’entend pas s’arrêter chez les Belges. Réflexe conditionné ou peur de se voir vieillir, le résultat est le même : à force de fréquenter les morts-vivants, on meurt un peu sans le savoir.

Yann Fastier