Paradoxalement, l’augmentation exponentielle de l’offre musicale n’a pas débouché sur une égale diversification de l’écoute.

Selon nos informateurs, tout le monde écouterait à peu près la même chose, selon une logique qui, pour être algorithmique, n’en reste pas moins surprenante, sauf à considérer que la curiosité n’est pas la qualité la mieux partagée du monde.

Il est pourtant si facile d’aller voir ailleurs. Un pas de côté, un nouveau fil à tirer et c’est toute la bobine qui vient. À titre d’exemple, une vingtaine de groupes et de musiciens d’Europe de l’Est (Russie, Biélorussie, Ukraine, Roumanie), pour la plupart introuvables dans les FNAC, mais qui n’en déméritent pas pour autant. Certains frisent l’underground, d’autres l’Eurovision… Dans tous les cas, ils crèvent l’écran : profitons-en pour nous engouffrer dans la brèche et, telle Alice, aller voir un peu ce qu’il y a de l’autre côté du miroir.

 Yann Fastier

 

Отава Ё (Otava Yo)

Formé à Saint Petersbourg il y a maintenant plus de 25 ans, Otava Yo reste malgré les rides le groupe de folk le plus sympathique du monde, une bande joyeuse à l’humour et l’énergie communicatives, l’inverse absolu de ce que la Russie peut évoquer depuis certain mois de février. Fortement influencés à leurs débuts par la musique irlandaise, ils en ont gardé l’esprit pour se constituer un répertoire résolument russe, issu d’un folklore récent qu’ils revisitent avec bonheur. Si la guerre les a contraints à annuler tous leurs concerts à l’étranger, on se consolera avec les clips qui ont fait leur réputation internationale, à commencer par Soumetskaia, vu 60 millions de fois depuis 9 ans !

Кабаре-бэнд «Серебряная Свадьба» (Kabaré Bend – Cerebrianaia Svadba)

« Adieu la tête ! », en français dans le texte, résume à merveille l’esprit qui préside à ce cabaret foutraque, sous la houlette enchantée de Svetlana Bend, la Mary Poppins de la musique biélorusse. Fantasque, protéiforme, alliant l’énergie du rock à la versatilité du cabaret, l’art de Kabaré Bend se veut total, autant visuel que poétique et musical, avec un je-ne-sais-quoi de fellinesque dans l’expression.

Сказы Леса (Skazi Lesa)

Mené par l’inénarrable Andrei « Figa » Kondratev, le plus ancien groupe de punk-folk de Saint-Petersbourg parvient à donner à chacun de ses morceaux des airs de fin de fête bien arrosée, quand la voix devient rauque à force de clopes et trouve dans un fond de verre de quoi pousser une dernière goualante à la vie, avec le désespoir joyeux qui, dit-on, fait l’âme slave. Avant de rejoindre Otava Yo, Dmitri Chikhardin et Peter Sergeev y ont été vus dans leur jeunesse et cela vaut tous les passeports.

ОПА! (OPA!)

L’ensemble festif de Saint Petersbourg sème son grain de folie partout où il passe, entre rock et fanfare. Même s’il ne semble pas avoir donné signe de vie depuis 2021, la voix de basse de son chanteur filiforme hante encore YouTube et ses vidéos sont hébergées sur la chaîne de Dobra Notch, groupe klezmer qui partage avec lui une partie de son ADN et dont le violoniste et leader, Mitia Khramtsov, aime à faire le pitre dans les clips d’Otava Yo !

Псой Короленко (Psoï Korolenko)

Quand il n’entonne pas des hymnes révolutionnaires en yiddish avec son compère Daniel Kahn (& The Painted Birds), l’hirsute et excentrique Psoï Korolenko est capable d’à peu près tout, comme de chanter sans accent en 6 ou 7 langues pour la joie des linguistes et des amoureux de Boby Lapointe, d’apparaître aux côtés de l’ensemble OPA !, de Dobra Notch ou de se lancer dans une expérimentation lettriste russo-italienne digne d’un Henri Chopin ou d’un François Dufrêne.

Алиса Тен (Alisa Ten)

Tout aussi polyglotte, la jeune Alisa Ten chante dans une flopée de langues et quantité de styles, du baroque au contemporain, dans toutes les configurations possibles, en solo, en duo, accompagnée à la viole de gambe par son compagnon Roust Pozioumski ou au sein d’ensembles plus vastes comme Novoselié ou Défésa (avec Psoï Korolenko, encore lui !) Rarement le seul plaisir de chanter aura été poussé à tel point, sans même avoir encore enregistré le moindre album, selon un modèle essentiellement bien éloigné du show business à l’américaine et qui fait de son parcours une aventure passionnante à suivre, de vidéo en vidéo.

Константин Ступин (Constantin Stoupine)

Après la belle, la bête. La gueule cassée du rock russe, mort en 2017, s’il n’a pas l’aura romantique d’un Viktor Tsoi, n’en est pas moins immensément connu dans son pays. Passé plusieurs fois par la case prison, et après s’être consciencieusement (re)modelé la figure et la voix à la vodka (le contenu pour la voix, le contenant, probablement, pour la tronche), Stoupine porte si bien les multiples stigmates de l’autodestruction qu’il peut à bon droit réclamer le pupitre de premier violon au bal des maudits. À l’instar d’un Johnny Cash, il préfère la guitare. « Quand je serai mort » proclame sa chanson restée la plus fameuse et, de fait, ça n’a pas traîné.

Pole

Revenons sagement à Saint-Petersbourg avec Pole, ensemble vocal néo-folk féminin. Féminin ? Derrière la joliesse un peu sucrée, il y a dans ce nouveau Mystère des voix bulgares quelque chose de subtilement camp qui, soupçonne-t-on – espère-t-on – ne doit guère plaire à Poutine et consorts… Après tout, chacun-e résiste à sa manière.

Jrpjej

À propos de résistance, n’oublions pas que la Russie reste un empire, constitué de multiples nations. Parmi elles, les Circassiens du Caucase furent l’une des plus difficiles à soumettre. Massivement déportés vers l’empire ottoman au XIXe siècle, victimes d’un véritable nettoyage ethnique avant la lettre, les actuels Tcherkesses connurent une longue tradition guerrière, où les femmes (mythifiées par les Grecs sous le nom d’Amazones) tenaient un rôle aussi important que les hommes. Le folklore s’en ressent, un rien rugueux, du moins tel que l’explore le groupe Jrpej, collectif d’éminents musicologues des bords de la Mer Noire.

Oтукен (Otouken)

Tant qu’à stationner sur les marches de l’Empire, allons faire un tour en Sibérie chez les Tchoulyms d’Otouken, entre hip-hop et chants diphoniques, entre chorés k-pop et taïga ! A l’évidence, le kitsch ne leur fait pas plus peur que les minijupes en fourrure mais le mauvais goût n’est pas encore interdit en Russie et les filles croient en ce qu’elles font et le font bien. Que demande le peuple ?

Да́хаБра́ха (Dakha Brakha)

Franchissons maintenant la frontière en zigzaguant sous les bombes et passons en Ukraine. Depuis 20 ans, Dakha Brakha y invente un nouveau folklore où les éléments ethniques se frottent à toutes les audaces avec une théâtralité assumée. Bien mieux connu en occident – et dans le monde entier – que tous les précédents réunis, Dakha Brakha se veut une porte ouverte sur ce que la culture ukrainienne peut offrir d’universel. N’en déplaise à Poutine, elle ne résiste que lorsqu’on l’enfonce…

Dakh Daughters

Cousines et voisines de Dakha Brakha, les 7 filles du Dakh pratiquent un art du cabaret polyglotte renouvelé de la grande époque expressionniste et revu par le punk où scénographie, musique et théâtralité forment un tout indissociable. Qu’elles chantent le Donbass ou Shakespeare, en allemand ou en français, l’amour ou la guerre, elles impressionnent par leur énergie protéiforme et résolument moderne où se devine cependant l’immémoriale pugnacité de leurs ancêtres Zaporogues. Les voici dans une version léthargique et pourtant tendue de la chanson Zozoulitsia, de Perkalaba.

Перкалаба (Perkalaba)

Et tant qu’on y est, l’original, par Perkalaba, donc, soit le plus gypsy punk des groupes ukrainiens, l’équivalent, si l’on veut, d’un Goran Bregović ou d’un Gogol Bordello, en tout cas l’une des pierres angulaires d’un rock ukrainien réellement indépendant, et fier de l’être.

Onuka

D’une tonalité résolument moderne – corroborée par des vidéos à l’esthétique soignée – l’électro-folk ukrainien d’Onuka s’est fait connaître à l’international par une apparition remarquée lors de la finale de l’Eurovision 2017. Elle-même descendante d’une lignée de musiciens et de luthiers réputés, sa cofondatrice, Nata Zhyzhchenko, est attentive à ne pas se couper de ses racines, que ce soit par l’utilisation d’instruments traditionnels ou par des collaborations avec des ensembles folkloriques comme le groupe Naoni.

Alina Pash

Peut-être plus connue pour ses liens avec l’univers de la mode et grâce à ses collaborations avec des producteurs et des rappeurs français (le clip de son second EP a été tourné à Marseille avec une équipe locale), la rappeuse « élargie » Alina Pash ne se contente pas d’imiter l’occident, envers lequel elle peut également se montrer critique (cf. sa chanson Amerikraine dream). Écartée de l’Eurovision pour avoir voyagé en Crimée occupée de manière illégale, elle n’en met pas moins toute son énergie, depuis le début de la guerre, à promouvoir la cause ukrainienne. En 2018, Bitanga, son premier single, donnait le ton ethno-rap qui reste sa marque de fabrique, proche de Kalush Orchestra et d’Alyona Alyona.

Folknery

Le folklore n’est décidément jamais loin, en Ukraine tout comme dans les pays de l’Est en général, où l’on estime, à tort ou à raison, son identité menacée. Folknery, cependant, n’a pas attendu Poutine pour le revisiter à sa manière un peu païenne et à vélo, puisque c’est à vélo que Volodymyr Muliar et Yaryna Kvitka voyagent à travers l’Ukraine et d’autres pays afin d’y collecter les chansons de leur répertoire.

Subcarpati / Argatu’…

Pour finir, puisqu’il faut finir (provisoirement?), terminons par une galaxie roumaine qui, autour du projet folk rap de Subcarpaţi, en fédère plein d’autres (Argatu’, Cred Că Sunt Extraterestru, Fantome… ), toujours dans l’idée de tranfigurer l’ancien dans le nouveau pour en souligner la continuité.

Subcarpaţi

Argatu’