Pour esquisser le portrait d’un homme blessé
Certes, il y aura toujours des « vrais gens » pour se gausser de l’architecture contemporaine et la renvoyer à sa bétonnière. Il y aura toujours des apôtres du gros bon sens pour tenir la garde et chanter la normalité du parpaing, de la tuile mécanique et de la haie de thuyas face aux délires mégalomanes d’imposteurs trop payés. Il est vrai que les projets urbanistiques d’un Le Corbusier avaient de quoi faire frémir en un temps où les préoccupations environnementales ne tenaient pas encore le haut du pavé mais ce n’est certainement pas une raison pour s’en tenir à de telles caricatures. Sans remonter plus loin que l’après-guerre, des réalisations telles que la reconstruction du Havre par Auguste Perret, le centre Georges Pompidou ou la cathédrale de Royan donnent une idée assez précise de ce que peut l’architecture en matière d’esthétique et de renouvellement des formes. Loin des clichés ignorants et bornés, il est aisé de constater combien des architectes dignes de ce nom se sont toujours efforcés d’améliorer la vie des gens. Il est facile de dauber sur les grands ensembles et les « clapiers » des cités HLM : il faut également se représenter le contexte de profonde crise de leur construction et l’ambition presque utopique dont ils étaient porteurs (cf., à ce sujet, le Sarcellopolis de Marc Bernard, chroniqué ici même en son temps).
Fernand Pouillon (1912-1986) fut de ces utopistes, et l’un des plus controversés parmi ceux qui prétendaient alors permettre à tout un chacun d’accéder à la beauté. Atypique tout d’abord par sa formation (il commence à construire sans être diplômé), haï de ses pairs pour son approche éminemment « pratique » du métier et des idées novatrices sur la question des matériaux, il sera surtout au cœur d’une affaire de malversations immobilières qui lui vaudra d’être emprisonné, avant une évasion spectaculaire suivie d’une cavale de plusieurs mois qui fera les choux gras de la presse à scandale. S’il est désormais prouvé que Pouillon fut en réalité la victime des prévarications d’associés véreux (il fut amnistié par Pompidou en 1971 et réintégré dans l’Ordre des Architectes en 1978), son nom – pour ceux toutefois qui s’en souviennent – reste trop souvent entaché d’idées reçues, au point d’en faire la figure même de l’architecte saisi par l’hubris, avide de pouvoir et d’argent, du bétonneur cynique plus soucieux de ses réseaux que du bien-être de ses dupes. Rien n’est en vérité plus faux. Loin du côté « grand seigneur » qu’il affectait volontiers, peu d’architectes furent aussi proches du terrain et soucieux des habitants que Fernand Pouillon, qui se voulut toujours avant tout homme de métier, aussi attentif à la réalisation de ses plans qu’à leur conception. C’était un passionné, dur à la tâche, très exigeant envers ses collaborateurs qu’il traitait en retour avec munificence et, surtout, d’une dévotion exclusive et quasi religieuse envers l’art de bâtir.
Quelques livres permettront de juger de cette ferveur jamais démentie :
Fernand Pouillon, de Marc Bédarida. - Editions du Patrimoine, 2012.
Pour une première approche du « geste architectural » de Pouillon, cette monographie très illustrée donne un aperçu à la fois synthétique et complet de son approche et de ses réalisations, des premières constructions marseillaises à la réhabilitation de l’ancienne forteresse de Belcastel (Aveyron), qu’il habita jusqu’à sa mort. Un survol trop rapide pourrait cependant accréditer la légende noire d’un bétonneur frénétique, constructeur d’ensembles démesurés et inhumains. Il faut prendre son temps pour mesurer le soin que prit toujours Pouillon à ses réalisations, dans son approche des matériaux, notamment, n’hésitant jamais à offrir le meilleur aux occupants souvent défavorisés de ses édifices, quoi qu’il en coûte en termes de budget.
Mémoires d’un architecte, de Fernand Pouillon. - Seuil, 2019.
Témoignage irremplaçable sur la vision qu’avait Pouillon de l’architecture et de l’urbanisme, ces Mémoires sont également, bien entendu, l’occasion d’un plaidoyer pro domo où il expose sa vérité quant à l’affaire qui le ruina et l’éloigna durablement des chantiers français. On y découvre un homme d’une grande intégrité sous des dehors parfois contradictoires. Qui fut-il vraiment, du flambeur mondain ou du bâtisseur austère ? Un homme blessé, dans tous les cas, qui ne se remit jamais vraiment de l’accusation dont il fut l’objet, sans toutefois jamais rien céder sur son art.
Fernand Pouillon et l’Algérie : bâtir à hauteur d’hommes, de Kaouther Adimi sur des photos de Daphné Bengoa et Leo Fabrizio. – Macula, 2019.
Radié suite à son procès de l’Ordre des Architectes, Fernand Pouillon trouva refuge en Algérie, où il avait gardé des contacts via l’ancien réseau Jeanson de soutien au FLN. Reçu à bras ouverts, il devait bénéficier de nombreuses commandes, tant publiques que privées, au point que son œuvre est désormais indissociable de ce pays. Les photographes Daphné Bengoa et Leo Fabrizio sont partis sur les traces de ces bâtiments, dans le paysage comme dans la vie de leurs habitants. Par la voix de l’écrivaine Kaouther Adimi (Nos richesses, Les petits de décembre), ils racontent comment ils se sont approprié des lieux qui font désormais partie d’un patrimoine commun. D’hôtels en grands ensembles, de hammam en cité universitaire, on y retrouve une architecture d’une élégance intacte malgré les atteintes du temps. À l’opposé d’une architecture importée, Pouillon s’est toujours voulu un grand défenseur du local, s’inspirant sans l’imiter de l’architecture maghrébine traditionnelle, soucieux de l’intégration maximale de ses projets dans un paysage où ils se fondent avec naturel. Fidèle à son projet de mettre le luxe à portée du plus grand nombre et promoteur d’une architecture « sans mépris », il fit appel à de nombreux artistes et artisans locaux (céramistes, mosaïstes…), préféra toujours la pierre et les matériaux « nobles » au béton et remodela ainsi durablement un environnement urbain qui, si délité soit-il après des années de crise et d’incurie officielle, conserve une dignité dont ne peuvent se targuer bien des programmes plus récents.
Pour prolonger la visite sans avoir à prendre le bateau, on pourra encore se référer au travail du photographe Stéphane Couturier (Xavier Barral, 2016), qui consacre une série au long cours à Climat de France, certainement le projet le plus emblématique et le plus ambitieux de Fernand Pouillon à Alger. Située sur les hauteurs de Bab el Oued, dans l’un des quartiers les plus authentiquement populaires de la capitale, la « cité aux 200 colonnes » fait figure d’univers en soi, d’une humanité totale, cancer pour les uns, oasis pour les autres. Même taguée, dégradée, transformée par ses habitants, la cité reste un repère stable, d’une générosité inouïe même à l’époque de sa construction (les réfrigérateurs étaient fournis avec l’appartement – spacieux, clair et aéré – à des familles n’ayant connu le plus souvent que des taudis infects).
Les pierres sauvages, de Fernand Pouillon. - Seuil, 1964
On se devait de garder pour la fin ce qui, sans aucun doute, résume le mieux l’âme de Fernand Pouillon au-delà d’une vie tumultueuse, sa part la plus intime et la plus personnelle. Les pierres sauvages est un roman, celui de la construction de l’abbaye du Thoronet, en Provence au XIIe siècle, via le journal fictif de son maître d’œuvre. Fort de son expérience de constructeur, l’auteur en étudie chaque détail, même le plus trivial ou le plus ténu, et fait de ce monastère cistercien une sorte de parangon d’architecture selon son cœur : une aventure humaine avant tout, où l’intelligence ne saurait ignorer les sens et la profonde unité de l’homme avec son environnement naturel. C’est un éloge du travail, aussi, dans ce qu’il a de plus noble et, donc, de plus artisanal, fort d’un savoir patiemment appris, de gestes infiniment prolongés, repris, améliorés jusqu’à la perfection. Si l’art gothique, au siècle suivant, invitait l’homme dans les palais de Dieu, l’art roman accueillait Dieu dans une maison humaine. Nul doute que Pouillon eût aimé la bâtir et, s’il n’y parvint pas en pierre, du moins le fit-il en ces pages lumineuses.
Yann Fastier