Qu'est-il arrivé à la BD jeunesse ?

 

Quand on trouve encore quelques retardataires pour faire de la bande dessinée un truc de gosses, la BD pour enfants n’est plus que l’ombre d’elle-même. Réduite à la portion congrue d’une production pourtant pléthorique, la voilà poussive, avachie, niaise, banale et ronronnante, quand elle fut inventive, foisonnante et, surtout, variée. Excepté quelques vieilles toupies de plus en plus chancelantes, maintenues en état de vie artificielle pour de basses raisons de gros sous (Astérix, Lucky Luke, Blake et Mortimer…), elle semble engluée dans un seul et unique schéma, selon lequel – primo – les héros doivent avoir l’âge de leurs lecteurs et – secundo – évoluer dans un cadre proche de leur quotidien. Noyées entre d’innombrables Titeuf, Cédric, Lou, Tamara, Ducobu et consorts… les exceptions se comptent sur les doigts d’une main de yakusa. Le poil a paraît-il déserté nos pages. Où sont passés les Bob Morane, les Bernard Prince, les Simon du fleuve ? Où, les Natacha, les Jeannette Pointu, les Yoko Tsuno ?

À cette question, une seule réponse : identification. Si le prépubère se vend mieux, c’est que l’Enfant doit pouvoir s’identifier à ses héros qui, ipso facto, se doivent de lui ressembler au plus près de ses joues roses. Dans quelle cervelle hallucinée de pédopsychiatre un tel dogme a-t-il pu naître, que l’on croyait réservé aux pires dames-bibli de la littérature jeunesse ? Qui va s’identifier à son voisin de palier ? Qui, hors perversion légère, pour se rêver dans la peau de son camarade de classe ? Et d’abord quel enfant a envie d’être un enfant ? Et faut-il croire que les générations précédentes étaient folles pour aller ainsi jouer aux cow-boys et aux indiens, au risque de se pincer le doigt dans la gâchette ?

Dans un premier temps, il serait tentant de faire remonter cette tendance au succès de Titeuf.

On n’a rien contre Titeuf qui, en soi, constitue même un paradoxe intéressant puisque destiné à l’origine aux adultes, il se voit rapidement plébiscité par les mômes, toujours avides de vomi, de seaux de morve et de zizi sexuel. La quasi disparition de la presse BD ayant privé les gamins de la plus grande partie de leurs héros virils, les éditeurs, ravis, s’engouffrent dans la brèche, suscitant, Glénat en tête, d’innombrables satellites et resucées du prognathe à mèche blonde. Ce qui aurait dû ne rester qu’un épiphénomène s’avère une déferlante et, très vite, finit en article de foi. La mode se fait précepte et n’est même plus interrogée : qui dit bédé jeunesse dit personnage enfant. C’est à se demander si les auteurs eux-mêmes ont jamais rêvé d’autre chose, s’ils n’ont pas eux-mêmes si bien intégré cette vulgate que le premier poil de cul suffise à leur boucher tout horizon.

Certes, il y a toujours eu des détectives en herbe, des Boule avec ou sans Bill, des Quicke et des Flupke. Mais ils n’étaient en rien hégémoniques et partageaient sans chouiner l’affiche avec leurs aînés. Ils étaient des héros parmi d’autres, voire un peu moins héros que d’autres tant leur rayon d’action semblait limité face aux prouesses d’un Blueberry, d’un Barbe Rouge ou d’un Buck Danny, et il fallait rien moins qu’une force herculéenne à Benoît Brisefer pour prétendre rivaliser avec Gil Jourdan. L’enfant-roi ne régnait pas encore.

Que régentent aujourd’hui tous ces petits despotes ? Un bout de quartier, la plupart du temps, leur famille, un coin de salle de classe, un mouchoir de poche. L’aventure a pris le large pour une bonne part d’entre eux, les laissant barboter dans les flaques un peu mornes du gag en deux planches. Il y a bien des réussites, à commencer par Titeuf, encore une fois, mais pour un Ludo, pour une Akissi, pour un Ariol, combien de ces émulsions fadasses au graphisme appauvri, presque anonymes à force de pasteurisation publicitaire ?

Quelques autres, soyons honnêtes, chassent encore à la course et n’ont pas tout sacrifié au confort petit-bourgeois des banlieues résidentielles. Il est même encore parfois de bonnes surprises, comme la jeune Hilda, de Luke Pearson, où la chèvre de l’aventure et le chou du pot-au-feu font somme toute assez bon ménage (encore faut-il ici que l’Anglois vienne en remontrer au Franco-Belge) ou même, allez, Seuls de Vehlmann et Gazzotti, effectivement bien seuls.

Mais il s’agit toujours de héros enfants. Où donc est l’exception ? La Rose écarlate ? Et pourquoi pas ? La belle bretteuse est, hors vieilles lunes, l’une des très rares à assumer ses hormones et son succès devrait mettre la puce à l’oreille de quelques éditeurs. Rétive au fantasme spéculaire d’une profession tout entière en état d’hypnose, Patricia Lyfoung, quoi qu’on en pense, s’obstine à fournir un modèle à ses lectrices (et ses lecteurs), une véritable héroïne et non pas un reflet plus ou moins déformé d’eux-mêmes. S’agissant de « s’identifier » – pour ceux qui sacrifient encore à ce fétiche – la rose en question possède un peu plus d’atouts que Nathalie !  1

Mais le phénomène Titeuf reste à tout prendre contingent et ne saurait à lui seul tout expliquer. Il serait injuste de lui faire porter le chapeau quand il n’est au fond qu’un symptôme et l’emblème le plus évident d’une tendance dont, dans un second temps, il faut chercher plus loin la cause. Car la question reste entière : pourquoi, quand la BD n’a jamais connu semblable essor, connaît-elle un tel appauvrissement sur son versant jeunesse ? Peut-être, en réalité, la réponse est-elle contenue dans la question et faut-il, justement, interroger la notion même de « BD jeunesse ».

En effet, depuis une grosse vingtaine d’années et l’arrivée sur le marché de nouveaux acteurs « indépendants », la BD connaît un processus de légitimation culturelle sans précédent. Depuis qu’elle s’est muée en « roman graphique », la BD semble enfin prise au sérieux. Après avoir dû maintes fois et maintes fois « conquérir ses lettres de noblesse » auprès des médias, la voici devenue pleinement adulte, sans plus avoir à s’en justifier. Mais, si légitime et nécessaire soit-elle, c’est précisément cette émergence de la BD « adulte » qui, par un effet mécanique, va susciter une BD « jeunesse » dont la notion, lorsque la BD n’était implicitement que jeunesse, n’avait tout bonnement pas lieu d’être. Les mots ont un sens et, de cette nouvelle étiquette, naît une conception nouvelle, beaucoup plus restrictive, d’une BD à présent destinée aux seuls enfants quand, dans l’esprit de ses rédac-chefs historiques, elle ne l’était qu’à des lecteurs. Ainsi, à force de s’adresser aux adultes, la BD en vient à traiter les enfants comme des gosses, ce que, même en connaissant parfaitement ses limites, elle ne se serait jamais permis du temps d’un Greg, d’un Delporte ou d’un Goscinny : il n’est que de considérer les dialogues de Sibylline, d’Isabelle ou d’Achille Talon pour se faire une idée de ce qu’on a perdu ! Avec la respectabilité, la BD se découvre des responsabilités, quand elle ne songeait autrefois qu’à s’amuser, jouissant, paradoxalement et malgré la loi de 49, d’une liberté bien plus grande que depuis que, devenue mère, elle surveille les lectures de ses enfants. Ainsi reprise en main, elle voit donc son niveau s’abaisser en proportion inverse de la hauteur depuis laquelle on la regarde et ce n’est sans doute pas un hasard si la BD des tout-petits, naguère inexistante, connaît de nos jours une telle inflation de Trop super, Quiquoi, Tchouks et autres Ana-Ana. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle en soi – plus tôt les petits liront des bandes dessinées et mieux cela vaudra – mais c’est l’indice, malgré tout, d’une normalisation. La BD jeunesse, désormais aussi sécurisée qu’une aire de jeux, n’écorche plus aucun genou. S’alignant sur la littérature du même tonneau  2, elle souffre du même défaut, à savoir ce moralisme teinté de pédagogie discrète qu’on discernera jusque dans les séries les plus médiocres, où la volonté forcenée d’offrir à l’enfant un miroir de son quotidien afin qu’il puisse « affronter ses problèmes tout en les dédramatisant par le rire » finit par devenir un impensé, jamais remis en question. Ainsi se constitue-t-elle elle-même en sous-genre – ce qu’elle n’avait jamais été – au risque de se tirer une balle dans le pied. Car, comme les meilleurs critiques de la littérature jeunesse n’ont jamais manqué de le souligner, on n’écrit pas pour une classe d’âge mais pour des sujets. Et c’est pour l’avoir oublié que la BD, croyant les protéger, étouffe aujourd’hui ses enfants.

Notes :

1 Encore faut-il se demander de quoi cette fleur est le nom qui, bien que sagement cartonnée couleurs, doit en réalité tout au manga. Or le manga, shônen et shôjo confondus, reste en matière de BD jeunesse l’un des derniers creusets de l’Aventure, quand la franco-belge, dévolue presque tout entière à l’humour en deux planches, semble avoir définitivement renoncé.

2 Ainsi, tout naturellement, les adaptations en BD de romans jeunesse se sont-elles multipliées ces dernières années, chose autrefois hautement incongrue.

Yann Fastier