Il y a quelque temps, Nicoby se faisait déjà une belle peur en arpentant la jungle guyanaise sur un scénario de Joub (Manuel de la jungle, Dupuis, 2015).
C’est une autre sorte de forêt primaire – et autrement périlleuse – qu’il explore aujourd’hui en compagnie du journaliste Eric Aeschimann, puisqu’il s’agit de rien moins que d’aller à la rencontre d’une poignée des plus redoutables dinosaures de la BD francophone pour les interroger sur la séance mémorable qui fit brusquement de Pilote le meilleur magazine du monde. Nous sommes en 1968, l’ambiance est à la révolution y compris dans le petit artisanat de la plume à dessin. Quelques dessinateurs provoquent une réunion dans un bistrot, à laquelle est « convié » le plus fameux d’entre eux, scénariste d’Astérix et rédacteur en chef du journal Pilote. René Goscinny s’y rend sans méfiance, pour se voir aussitôt accabler par toute la fleur de la profession, sans avoir l’occasion ni la moindre chance de se défendre. Il ne s’en remettra jamais tout à fait. Renonçant cependant à démissionner, il rebondit en faisant de Pilote le journal dont il rêvait depuis des années, sous l’inspiration du Mad de Harvey Kutzmann, qu’il avait bien connu dans sa jeunesse new-yorkaise. Pendant quatre ans, Pilote devient ainsi LE laboratoire de la bande dessinée satirique et d’actualités, tout en continuant d’accueillir les innovations les plus folles sur le plan narratif et graphique. Toutes les grandes « stars » de la BD des années 70 passeront par Pilote et donneront le meilleur d’eux-mêmes sous l’impulsion de l’un des rédac-chefs les plus authentiquement novateurs de toute l’histoire de la bande dessinée. Tous, pourtant, de Gotlib à Bretécher en passant par Fred, Druillet, Mandryka et Giraud (de façon posthume), tous avoueront à leur manière que quelque chose s’était cassé lors de cette fameuse « réunion », qui portait en germe l’éclatement qui n’aurait véritablement lieu que quatre ans plus tard, lorsque les dessinateurs de Pilote essaimeront pour créer leurs propres journaux : L’écho des savanes (Mandryka, Bretécher, Gotlib), suivi de Métal hurlant (Giraud, Druillet, Dionnet) et Fluide Glacial (Gotlib). Hypersensible, René Goscinny ne cessera d’y voir une trahison de leur part et mourra, en 1977, sans jamais s’être réconcilié avec une profession qui l’avait profondément déçu et blessé. La plupart, toutes passions retombées, le regrettent encore et ne se font pas faute de l’avouer à ces deux jeunots maladroits et vaguement exaltés venus secouer une vieille histoire qui, pour avoir été racontée cent fois, ne l’avait jamais été en bande dessinée, ni avec tant de drôlerie teintée d’émotion (ou d’émotion teintée de drôlerie, je sais jamais…)
Yann Fastier