Soit une ville d’où toute nature a disparu, réduisant la population à la survie la plus élémentaire via un cannibalisme institué, réglementé en gros et en détail par une police toute puissante et prompte à l’abattage.

 

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Le cahier des charges a des airs de défi et, certainement, c’en fut un, jeté à la face du pouvoir « socialiste » de la Tchécoslovaquie post-Printemps de Prague. Paru sous le manteau en 1981, écrit par un jeune auteur dissident, signataire de la Charte 77 et persécuté comme tel, Viande réalise en effet le double exploit de repousser les limites de la noirceur tout en promenant son fumet sous le grand nez de l’État, qui ne s’y trompa pas. Car c’est bien le système qui, dans son absurdité criminelle, déshumanise les individus et fabrique des monstres ordinaires tels que le narrateur, littéralement obsédé par la « viande » et prêt à tout pour s’en procurer, au point de rester aveugle au salut quand il s’offre à lui. Rarement la dystopie n’avait ménagé si peu d’échappatoires et, si les scènes d’équarrissage nous sont globalement épargnées, on n’en est pas moins plongés dans l’horreur pure. D’autant plus pure, justement, qu’elle se refuse au spectaculaire : Viande ne choque pas par sa démesure mais au contraire par une banalité allant jusqu’au plausible. On pense bien sûr aux camps de la mort nazis, mais aussi à la terrible expérience de décivilisation vécue par les Iks d’Ouganda et décrite par l’anthropologue Colin Turnbull : jusqu’où l’homme peut-il s’abaisser pour survivre, même un seul jour, même une heure de plus ? Ce n’est que l’une des multiples questions soulevées par ce court roman dont la sécheresse même résonne, sombrement narquoise, comme une claque sur la joue molle des amateurs de feel good books, dont l’hégémonie éditoriale se veut contrebalancée par la collection Pb82, nouveau filon malicieusement dédié par l’éditeur aux livres plombants.

Yann Fastier