Lucas Bridges fut l’un des tout premiers enfants nés à Ushuaia,

 

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du temps où celle-ci ne comptait encore que quelques cabanes autour de la mission dont son père, le pasteur Thomas Bridges, fut l’un des fondateurs. Missionnaire éclairé, celui-ci se plaça toujours beaucoup plus en défenseur des Indiens dont il avait la charge qu’en convertisseur acharné. Devenus éleveurs et fermiers, ses enfants prirent la relève, et particulièrement Lucas dont les mémoires ne font pas mystère de son amitié sincère pour ceux qui furent d’abord ses camarades de jeu avant d’être ses compagnons de travail. Si les Yaghans furent les premiers qu’il approcha, sa préférence alla cependant très vite aux mystérieux et redoutés Onas, dont la description du caractère et des mœurs fait l’essentiel de ce beau gros livre. Chassés des riches terres à moutons du nord de l’île, ceux-ci trouvèrent toujours un abri sûr auprès des Bridges, quand partout ailleurs ils firent l’objet d’un véritable génocide dont on n’a toujours pas fini de dénoncer le scandale. Bridges trouva en eux, non pas seulement des employés et, accessoirement, un objet d’étude, mais de véritables amis, sur lesquels il put toujours s’appuyer et avec lesquels il partagea toujours à part égale travaux, dangers et plaisirs. On est cependant loin de toute idéalisation. S’ils n’ont jamais été les cruels cannibales que certains reporters en mal de copie se plaisaient à décrire, les Onas n’avaient non plus rien de «bons sauvages » à la Rousseau et Bridges dut parfois apprendre à ses dépens à se défier de gens dont la morale – bien réelle – se trouvait cependant largement dégagée de nos propres catégories. En homme de bon sens, il se contenta de les traiter en égaux, quand la majorité des blancs ne voyait en eux qu’une masse indifférenciée de sauvages à « civiliser » ou à exterminer. Ce qui fut d’ailleurs fait avec célérité, par les balles ou la rougeole, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien ou presque des Onas (auxquels, depuis leur extinction, on a poliment restitué leur véritable nom de Selk’nam), des Yaghans (ou Yamanas), des Aush (ou Manekenk) ou des Alakalufs (ou Kawesqar). Lucas Bridges, qui parlait leur langue, fut le témoin attristé et lucide de leur déclin et ses mémoires en prennent un prix d’autant plus grand, si grand que l’on ne comprend pas bien qu’un tel document ait pu mettre si longtemps à connaître une traduction française. N’importe : c’est désormais chose faite et de belle façon par les éditions Nevicata. Tant pis pour la collection Terre humaine, où ce livre aurait eu toute sa place, et tant mieux pour nous.

Yann Fastier