Confronté dès son plus jeune âge à l’injustice, le jeune Vasudeva se fait bandit d’honneur et devient un chef de guerre redouté.

 

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Ne trouvant cependant aucun apaisement dans la violence, il cherche désormais la sagesse dans le renoncement. Lorsque des soudards tuent l’unique bœuf d’un pauvre villageois, il se fait fort d’aller réclamer justice auprès du souverain, fût-ce au péril de sa propre vie et de ce qui lui reste de plus cher.

Écrivain très lu en Allemagne jusqu’à l’arrivée des Nazis au pouvoir, Ernst Wiechert (1887-1950) mit la question de la justice au cœur de toute son œuvre. S’il délaisse ici ses terres sableuses de Prusse Orientale pour l’Inde un peu désincarnée de l’apologue moral, c’est encore pour mieux la poser, dans toute sa rigueur formelle, dégagée de tout romanesque local. Et il fallait un courage certain pour écrire un tel texte en 1936, lors même que les Nazis, après avoir tenté en vain de l’enrôler dans une supposée littérature « du sang et du sol », avaient désormais Wiechert dans le collimateur. Cette fois, ils ne s’y trompèrent pas : censuré, Le Buffle blanc ne paraîtra pas avant la fin de la guerre et son auteur, tancé, se verra confisquer son passeport. Fort de la même exigence morale qui anime son personnage, Wiechert refusera toutefois de se taire et, en 1937, tiendra devant un parterre d’étudiants un discours d’opposition qui lui vaudra un séjour traumatique à Büchenwald.

S’il n’a pas la force poétique du Roman d’un berger, récemment republié par les mêmes Éditions du Typhon, Le Buffle blanc n’en pose pas moins la question toujours passionnante de la non-violence. Alors qu’un Gandhi s’était déjà fait connaître pour son action face au colonisateur britannique et que, de Schopenhauer à Hermann Hesse, les spiritualités indiennes bénéficiaient d’un intérêt certain parmi les intellectuels allemands, Wiechert délocalise sa réflexion dans une Inde de conte, comme pour lui rendre toute sa portée universelle. C’est pourtant bien cet universalisme qui, au fond, pose problème. Car la non-violence, pour être efficace, suppose chez l’adversaire un sens partagé de la justice, au-delà de ses intérêts contingents, une humanité constitutive et, partant, inaliénable, qu’il s’agit d’atteindre par la fermeté de son attitude. Or – et Wiechert en fit lui-même les frais – on a rarement vu un nazi bourrelé de remords se faire moine, sinon pour échapper à la justice. Théorisé par Kant, dont la philosophie morale s’enracine dans le même terreau piétiste que celle de Wiechert, autre citoyen de Königsberg, l’impératif catégorique, aussi noble soit-il, n’engage finalement que celui qui y croit et non les gros pourris d’en face, forts de leur nombre, de leur propre bêtise ou de leurs propres croyances (ou les trois à la fois). Ne tenant aucun compte des rapports de force, la non-violence ne relève-t-elle pas alors en dernier ressort d’une métaphysique, d’une science des principes plutôt que d’une politique, toujours en mouvement ? C’est ce que semble soutenir Wiechert lui-même lorsqu’il fait dire à son personnage : « Tu peux éteindre la vie, Seigneur, mais pas la mort. Il reste toujours aux pauvres quelque chose que tu ne peux pas leur enlever. Perdre nous appartient. » Cette force des faibles ne pouvait évidemment plaire à un régime plaçant la Force et l’État au-dessus de toute chose. Aussi vit-il à juste titre en Wiechert un ennemi, mais un ennemi négligeable, qu’un claquement de doigts d’un gestapiste quelconque suffit à briser.

Est-ce pourtant bien certain ? Car la non-violence a d’abord valeur d’exemple. Elle essaime, au-delà du sacrifice individuel et par-delà les années et le simple fait que des livres comme celui-ci puissent encore nous parvenir constitue la preuve que nul ne s’est en vain sacrifié.

Yann Fastier