Rachel et James se rencontrent dans la librairie où ils travaillent tous les deux et ils se rendent vite compte des affinités ou points communs qui les unissent :
un humour plutôt noir, un sens de la repartie irrésistible, beaucoup d’autodérision et des porte-monnaie vides. Se mettre en colocation est une évidence venant sublimer ce coup de foudre amical. Dès lors, dans leur maison délabrée de Shandon Street, dans cette ville de Cork durement touchée par la crise financière du début des années 2010, ils vont tout partager : la junk food et l’alcool bon marché, les soirées aux pubs, les discussions intimes et un sacré béguin pour le Dr Byrne, professeur de lettres dans la fac où Rachel termine ses études. C’est James qui gagne l’amour du bel enseignant, sous le nez de sa meilleure amie obligée de taire le secret des deux amants.
Rachel ne s’épargne pas dans cette chronique d’une jeunesse irlandaise aux prises avec les difficultés de rentrer dans l’âge adulte, surtout quand on désire par-dessus tout conserver l’immaturité délicieuse des années précédant les obligations. Le récit suit le parcours des deux amis sur une décennie, leurs amours, leurs désirs, leurs emmerdes et la jeune femme retrace avec une sincérité désarmante nombre de ses gaffes et la multitude de blessures qui ont émaillé son existence. La vie en Irlande, dans une cité minuscule qui prend des allures de microcosme, dans un pays encore marqué par le poids de la religion, des traditions, des valeurs familiales, n’a rien de doux ou bienveillant envers ceux qui rêvent d’émancipation.
Le premier roman de Caroline O’Donoghue saisit par son efficacité, le plaisir qu’on éprouve à suivre cette histoire bouleversante malgré le jeune âge de l’autrice. L’empathie que l’on ressent pour ces deux personnages inséparables, unis par un amour indéfectible, grandit au fil des pages à mesure qu’on craint ce qui pourrait advenir de leur relation. On rit beaucoup avec le couple, à propos de tout et rien, de leurs déconvenues, de leurs mesquineries passagères. On pleure aussi, face aux tourments qu’ils endurent, face aux lâchetés dont ils sont victimes. La narration, portée par des dialogues subtils et vifs, souvent très drôles, progresse par flashbacks et grâce aux réflexions de l’héroïne sur leur petit monde et les répercussions de leur environnement sur leurs propres existences ou leurs choix concernant leur avenir. Les retards sociétaux associés au krach boursier poussent les jeunes à l’exil. L’avortement demeure interdit, l’hypocrisie, les faux-semblants qui étouffent font voir Londres ou New-York comme des terres de liberté. Les millenials quittent l’Irlande en masse, fuient le jugement des autres, les faux semblants, cette obligation de mentir, de cacher si l’on veut être heureux.
La fin du texte permet de mesurer le chemin parcouru. Le droit à l’IVG, la dépénalisation de l’homosexualité, la libéralisation des mœurs, la moindre emprise de la religion sont des bols d’air salutaires. Il était temps. Pour que toutes les adorables petites personnes comme Rachel et James vivent enfin pleinement, sans éprouver de honte, sans avoir peur des conséquences de leurs actes, minables ou grandioses, sur leur réputation.
Marianne Peyronnet