Pour qui ne le saurait pas encore, Alberto Breccia (1919-1993) fut assurément l’un des plus grands dessinateurs de BD du monde,

 

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l’un des plus innovants, l’un des plus inventifs, qui jamais ne cessa d’expérimenter ni de chercher tout au long de sa carrière. Monotypes, collages, inclusions de photographies… celui qu’on finit par surnommer affectueusement « el viejo » (le vieux) fit toujours preuve d’une jeunesse de regard que bien des perdreaux de l’année pourraient à bon droit lui envier.  Il fut surtout l’étoile polaire d’une bande dessinée argentine qui, si brève ait été sa floraison, n’en a pas moins donné au 9e art quelques-unes de ses plus belles pousses (José Muñoz, Carlos Nine, mais aussi Hugo Pratt, dont la carrière, ne l’oublions pas, commença à Buenos Aires). Aussi, en 1973, le jeune Carlos Trillo (1943-2011) dut-il quelque peu serrer les fesses en proposant les scénarios d’Un certain Daneri à l’espèce de légende vivante qu’était déjà le dessinateur de Mort Cinder. Rien n’aurait su pourtant mieux lui convenir que ces nouvelles réduites à l’os où Breccia trouve une nouvelle fois à remettre en jeu sa virtuosité. Qui est Daneri ? Un ancien flic ? Un détective ? Un homme de main ? On n’en saura rien, ou pas grand-chose : qu’il a connu des jours meilleurs, même s’il reste respecté dans le milieu où il évolue, fait de terrains vagues et de clandés, de bouges hantés de pégriots, de salles de boxe enfumées à la lisière d’un Buenos Aires nocturne et boueux, magnifiquement rendu par le trait expressionniste d’un maître absolu du noir et blanc. Sèches comme des coups de trique, ces courtes histoires ont quelque chose d’implacable, comme seul peut l’être le destin qui, souvent, frappe à la porte de ces masures où s’agite une humanité usée et comme lassée d’elle-même. Au point de chercher sa propre fin, tel cet ancien caïd provoquant délibérément le jeune coq qui l’a supplanté afin de l’entraîner dans sa chute, ou bien cette cocotte vieillissante échappant de justesse au Landru qu’elle avait épousé sciemment, afin d’avoir une dernière fois son portrait dans la presse. Le visage buriné, imperturbable, Daneri est à la fois l’instrument pas toujours involontaire de cette nemesis et le témoin d’un monde en voie de disparition, dont la déréliction même est donnée à voir au moyen de drippings et de coulures parfaitement maîtrisées, comme autant de splendides moisissures.

Si l’œuvre de Breccia a été globalement bien éditée en France, Un certain Daneri manquait encore à l’appel. Louées soient donc les éditions iLatina, dédiées à la BD latino-américaine, d’avoir su une nouvelle fois, malgré tempêtes et pirates, mener leurs galions à bon port.

Yann Fastier