« On sera jamais des héros. On va devenir des putains de clochards. »
A Pittsburgh, à la fin des années 80, la politique ultralibérale de l’ère Reagan a projeté dans la misère bon nombre de foyers. Beaucoup avaient cru aux promesses de prospérité de l’ancien acteur d’Hollywood. Certains se sont enrichis, d’autres sont restés sur le carreau. Timmy fait partie de ceux ayant voté pour le cow-boy. Comment aurait-il pu imaginer que l’usine qui l’employait allait fermer et qu’il lui serait désormais impossible de retrouver un job ? Bientôt en fin de droit, il n’est qu’un parmi des milliers à faire la queue au bureau du chômage. Il est devenu un inapte, un indigne, incapable de subvenir aux besoins de sa famille. Pat, sa femme, se bat comme une lionne. Katie, leur fille aînée, avait six ans quand une commotion cérébrale a fait d’elle une fillette lourdement handicapée qu’il faut nourrir, laver, changer comme un bébé. C’est maintenant Ellen, la cadette, qui a atteint ses six ans. Comment Pat pourrait-elle faire pour bien s’en occuper quand Katie demande toute son attention ?
Pas d’aide sociale, plus de couverture maladie, et bientôt plus d’allocations chômage… l’avenir de Timmy et des siens s’annonce on ne peut plus sombre. Les relations dans son couple s’enveniment. Pat est à bout de force et lui refuse toute marque de tendresse depuis la maladie de Katie. Lui-même se demande où trouver le courage de continuer… Richard Krawiec, avec de tels personnages, aurait pu livrer un roman misérabiliste dénué de tout espoir. Il n’en est rien. Comme à son habitude, il transcende son sujet et parvient à faire ressentir à ses lecteurs de l’empathie, bien sûr, mais surtout une rage qui empêche tout apitoiement. Pat et Timmy éprouvent assez de culpabilité et de honte pour que nous soit épargnée tout velléité de les plaindre ou de les juger. Ils vivent, là, sous nos yeux, se débattent, se déchirent, se dépassent. Par petites touches – tel le pyjama Star Wars de Timmy couvrant son mètre soixante-cinq qui dévoile beaucoup de sa personnalité -, Krawiec dresse des portraits de cabossés de la vie en respectant les nuances, sans enfoncer de portes ouvertes, en les respectant toujours. Leurs voix se succèdent, multipliant les points de vue, dont celui d’Ellen, tellement touchant. Leurs pensées intimes trahissent leurs tempéraments profonds, leurs failles, tandis que leurs interactions avec leur environnement les voient se confronter à des thèmes récurrents dans l’œuvre de l’auteur, humiliations, déclassement, gentrification, haine des handicapés, harcèlement, racisme, mépris de classe.
Alors, quand ne demeurent plus que des difficultés insurmontables, des désaccords, du désespoir, croire en quoi ? En Dieu, que l’on a tant prié ? En la politique, les syndicats qui vous ont tourné le dos ? En la médecine, qui s’est avérée impuissante ? Ne reste-t-il donc plus rien ? Si, nous dit Krawiec, et c’est bien en cela que son œuvre nous émeut autant. Il reste de la solidarité, des amis, des voisins, des parcelles d’humanité dans de tout petits gestes d’entraide, des sourires, de l’amour, et des lendemains.
Marianne Peyronnet