Après quelques mois passés dans une prison sinistre, Le Gris est libéré.
Durant son incarcération, passée à raser les murs, il n’a rien su des événements qui ont secoué le dehors. La nouvelle le cueille dès sa sortie : le monde s’est effondré, l’avenir est incertain. Sera-t-il radieux ou sombre ? Pour le tout jeune homme, la question est surtout de savoir en quoi les bouleversements advenus affecteront son quotidien et s’il parviendra sans encombre à retrouver sa mère. Le voilà sur les routes, nous emboitons ses pas. Nous sommes en été 1991, l’URSS telle qu’il l’a connue vit ses derniers instants.
Au rythme des rencontres qu’il fait en chemin, le récit se déroule et le lecteur découvre la situation en même temps que lui. Dans un présent habile, Benoît Viktine place Le Gris dans une incertitude captivante concernant le futur, tout en lui faisant croiser différents personnages qui expriment leur désarroi, leurs peurs et leurs espoirs face à la désagrégation de l’empire soviétique. La plupart, comme Le Gris lui-même, sont résignés et, sages, escomptent peu de changements susceptibles d’améliorer leurs conditions d’existence. Ils ont appris depuis longtemps à ne plus rêver. Paysans crève-la-faim mais toujours prompts à partager, soldats désabusés attendant des ordres qui ne viendront plus, jeunes auxquels leurs aînés ont transmis le renoncement et le goût de l’alcool, tous concourent à dresser le portrait d’un peuple à l’âme désenchantée dans cette période imprévisible. Tous permettent d’en savoir plus, lors de dialogues subtilement amenés, sur l’Histoire et son cours, sur Kaliningrad entre autre, cette enclave qui semble aussi absurde que la soif de grandeur des dirigeants passés et à venir.
Le Gris, à ces contacts, affiche une indifférence marquée. Seuls son but compte et sa personne comptent. Du communisme, il a retenu que la solidarité est une utopie et qu’on ne peut compter que sur soi-même. S’il lui faut voler, mentir, trahir, baiser pour obtenir de quoi poursuivre sa route, soit. Vitkine lui refuse le statut de victime ou de héros. Ni vraiment sympathique ni complètement odieux, plutôt malin, il s’adapte. L’aventure le fait changer pourtant. A mesure qu’il apprend des autres, il grandit. Jusqu’à retrouver son nom, son identité, son humanité et faire de ce roman une œuvre sensible, intelligente et forte.
Marianne Peyronnet