Depuis que l’Histoire en a rattrapé quelques-unes et des plus meurtrières, les utopies n’ont plus la cote.

 

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Depuis 1516, date de publication de l’Utopia de Thomas More, elles constituèrent pourtant bel et bien un genre littéraire assez prolifique, le prochain réformateur ayant aussitôt à cœur d’inventer sa propre île mystérieuse où mettre en application le programme complet de ses idées pour la société, qui ne s’en portait pas plus mal. Sautant allègrement par-dessus le grand Reich, la Révolution culturelle et les Khmers rouges, Emmanuel Dockès renoue malicieusement avec la tradition la plus pure, qui voit un voyageur perdu, ignorant et quelque peu naïf, découvrir avec un étonnement croissant les différents aspects d’une société censément parfaite. Son voyageur à lui se nomme Sébastien Debourg, prof de droit à la fac de Cergy-Pontoise et bien français, c’est-à-dire à la fois râleur et prompt à faire la leçon à ses interlocuteurs. Ne commence-t-il pas, d’ailleurs, par interrompre avec autorité les ébats sodomites d’une vieille dame et de deux adolescents, au grand émoi d’une société pour laquelle les choix librement consentis sont sacrés. Autant dire qu’il tombe de haut, le Sèb’ lorsque, pris en main par la belle Clysthène, il découvre un pays qui marche ma foi fort bien, tout en prenant le contrepied de tout ce qu’il a toujours tenu pour évident : propriété, travail, famille, argent, hiérarchies… tout est sens dessus dessous dans cette Arcanie qui doit évidemment beaucoup au municipalisme libertaire d’un Murray Bookchin, pour son extrême dilution des pouvoirs et, surtout, pour l’idée pourtant simple selon laquelle ce devrait être aux premiers concernés de décider pour eux-mêmes. L’anarchie, bizarrement, fait encore peur : Emmanuel Dockès invente donc la misarchie (« régime dont le principe est une réduction maximale des pouvoirs et des dominations »). Le résultat n’est pas bien différent et, comme bien d’autres Kropotkine avant lui, l’auteur s’efforce de passer la revue à peu près complète de la nouvelle société, sous ses différents aspects. S’il le fait avec un peu plus d’humour et de malice que la moyenne des utopistes, dont bien peu se voulurent des rigolos, le catalogue n’en reste pas moins d’une lecture modérément ennuyeuse – c’est un peu la loi du genre. On en ressort toutefois baigné d’optimisme : bon sang mais c’est bien sûr, mais oui, c’est évident ! Tout devrait être ainsi et tout fonctionnerait, sinon à merveille, au moins bien mieux que le semi-despotisme que nous persistons à subir en silence pour la satisfaction des salauds et des puissants ! Puis on va dans la rue, on regarde quelques-uns de ses contemporains sous le nez, on se voit dans la glace… et bim ! tout est à refaire.

Yann Fastier