De combien d’écrivains la Grande guerre nous a-t-elle privés ?

 

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Combien d’œuvres en devenir, à peine ébauchées parfois, a-t-elle stoppées dans leur élan ? Ainsi, qui peut dire ce que serait devenu Jean de La Ville de Mirmont s’il avait vécu ? Né à Bordeaux en 1886, ami de jeunesse de François Mauriac, tué au Chemin des Dames en novembre 1914, il n’aura laissé qu’un recueil de poèmes posthumes et, surtout, ces Dimanches de Jean Dézert, publiés la même année à 300 exemplaires et sans beaucoup d’illusions. Car Jean Dézert porte bien son nom : petit fonctionnaire sans zèle particulier employé au Ministère de l’Encouragement au Bien (Direction du Matériel), Jean Dézert s’entraîne avec assiduité à n’être rien. Pétri d’habitudes, ni gai ni triste, sans ambitions ni passions, il incarne avec flegme une sorte de badaud idéal, de passant universel ouvert à toutes les sollicitations de la réclame. C’est à cela qu’il occupe d’ailleurs ses dimanches, au gré des prospectus qu’on lui tend, des Piscines d’Orient (« bains chauds pour les deux sexes ») en restaurant diététique, de Madame Thérésa de Haarlem (« sujet sensitif d’une clairvoyance extraordinaire ») en nouveau cinéma sensationnel (« deux heures d’émotion inoubliable ! ») C’est encore ainsi qu’il tombe amoureux, par hasard et comme en spectateur de lui-même, qu’il se fiance avec une jeune écervelée, se défiance et envisage le suicide parce que c’est ce qu’on fait dans ces cas-là, avant d’y renoncer, « se sachant interchangeable dans la foule et vraiment incapable de mourir tout à fait ». Car c’est en toute conscience que Jean Dézert refuse le combat. En toute conscience et non sans une pointe d’ironie – celle qui, peut-être, affleure sous les sables de son nom dans les angles aigus de ce z inopiné. Cette lucidité, cet humour en demi-teinte, c’est peut-être au fond tout ce qui le sépare encore et le différencie de ces « hommes sans qualités » dont la littérature d’après-guerre – quelle que soit la guerre et de Molloy à Meursault – ne sera pas avare. C’est donc en précurseur que Jean de La Ville de Mirmont sera tombé sous les schrapnels : plutôt qu’en la douteuse compagnie des champs d’honneur, on lui fera une petite place dans le carré des grands ataraxiques, tout près d’Emmanuel Bove, auquel on ne peut pas ne pas songer en lisant ce court roman, réédité avec toute l’impeccable coquetterie que l’on connaît aux éditions Cent pages.

Yann Fastier