Rien de tel qu’un bon confinement pour relire ses classiques.

 

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Et pourquoi pas, tiens, le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe ? Après tout, les choses pourraient être pires, il n’est jamais mauvais de s’en souvenir.

La peste, donc, celle de 1665, la dernière à dévaster Londres après plusieurs autres dont la plus fameuse, la grande peste noire du XIVe siècle qui tua près du tiers de la population européenne en quatre ans, de 1348 à 1352. Probablement importée des Pays-Bas via des ballots de tissus infectés, celle du XVIIe ne fut pas en reste et fit plus de 70 000 morts en quelques mois rien que pour la ville de Londres, ce dont témoigne ce Journal, d’un bout à l’autre et avec force détail. Vrai faux journal en vérité car Defoe, s’il a probablement quelques souvenirs d’enfance de la « crise sanitaire » de 1665, l’écrit en 1720, à l’occasion de l’épidémie de Marseille, dont la nouvelle sonne aux oreilles de l’Angleterre comme un effrayant rappel à l’ordre. Bourgeois fastueux et dix fois failli, journaliste toujours en quête d’un bon coup éditorial, Defoe y voit surtout l’occasion d’effacer quelques dettes par trop criardes. Mais pas seulement : s’il raconte la peste du point de vue d’un bourgeois de Londres, négociant en sellerie resté veiller sur ses affaires, ce journal est avant tout un essai, une réflexion sur l’épidémie destinée à en tirer toutes les leçons. Parfaitement documenté, puisant aux meilleurs sources et chiffres à l’appui, il analyse avec pertinence et précision ce qui fut fait et ce qui, à son avis, aurait pu ou dû l’être. S’il loue l’action des autorités civiles (la cour ayant fui dès les prémices de l’épidémie), notamment pour ce qui est du secours aux pauvres en un temps de chômage quasi généralisé, il regrette surtout – comme cruelle et contre-productive – la fermeture systématique des maisons atteintes par le mal. Cruelle car on enfermait ainsi des familles entières pour un seul malade, les condamnant ainsi à une mort quasi certaine. Contre-productive car le premier soin de ces gens était évidemment de s’évader, tuant parfois le gardien placé à leur porte, pour s’en aller répandre l’infection au hasard des rues. Au rebours de ces mesures drastiques, Defoe préconise un système plus rationnel, où l’on « envisagerait de séparer la population en groupements plus petits, de les isoler à temps les uns des autres et d’éviter ainsi qu’une pareille épidémie, qui menace surtout les grandes collectivités, trouve assemblé un corps d’un million de personnes », de même que des coupe-feux permettent de circonscrire les incendies.

Gardons-nous cependant de faire de ce journal une lecture aride et théorique. Defoe est avant tout romancier et ne lésine pas sur l’anecdote. De l’abondance de charlatans et de prophètes il tire quelques portraits saisissants, tel celui de ce quaker courant nu par toute la ville, un récipient plein de braises sur la tête ou bien celui de ce bourgeois parfaitement sain en apparence et mort en quelques minutes, le temps qu’une servante lui rapporte la bière chaude qu’il avait commandée, façon très moderne de souligner le rôle éminent des « porteurs sains » dans la diffusion de la maladie. Mais on retiendra surtout le véritable petit roman dans le roman que forme l’aventure de ces trois pauvres compagnons qui firent ce que, selon Defoe, ils avaient de mieux à faire : partir et, mettant en commun leurs quelques ressources, se réfugier à la campagne. Tels d’autres Robinson, ils s’organisent, faisant ingénieusement face à la défiance des villageois, se tenant à l’écart de tout contact physique avec les gens, dormant sous la tente et rationnant leur nourriture selon un système plein de bons sens qui leur permettra de tenir jusqu’à la décrue de l’épidémie.

Celle-ci devait intervenir dès les premiers jours de décembre, le mal perdant soudain sa virulence pour des raisons que personne alors ne pouvait expliquer sinon par l’intervention de la divine Providence. On ne tombait pas moins malade, mais on guérissait davantage et Defoe de fustiger « le tempérament irréfléchi de notre peuple » qui, « à l’idée que la maladie ne s’attrapait plus aussi facilement (…) ne fit pas plus de cas de la peste que de quelque fièvre ordinaire, sinon même moins. » Ce qui – s’il le fallait encore – suffit à souligner toute l’actualité d’un livre que l’on aurait cru, il n’y a pas si longtemps, définitivement rendu au passé.

Ce doit être cela, ce qu’on appelle un classique.

Yann Fastier