Depuis qu’il est devenu de bon ton de s’autoproclamer rebelle à tort et à travers, l’Absolu a pris comme un arrière-goût de Nutella.

 

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Heureusement, il est parfois de vrais discordants pour nous rappeler de temps en temps ce qu’est la révolte, la vraie, l’irréductible, celle que rien n’arrête et qui vous flambe une vie comme un hectare de pinède. Evguénia Iaroslavskaïa-Markon en fut une pratiquante acharnée. Officiellement née en 1902 dans la bourgeoisie juive cultivée de St Petersbourg, elle renaît fille de la Révolution en 1917 et lui restera dévouée bec et ongles et jusqu’au bout, face à tous ces salauds de Bolcheviks, à leur flics et à leurs bourreaux. Anarchiste au plein sens du mot, impulsive jusqu’à la témérité, téméraire jusqu’à l’oubli complet de soi, elle ignore le sens du mot tiédeur : amputée des deux pieds pour être tombée sous un train, elle tient l’incident pour négligeable au regard de l’Idée qui la guide. Alors que son niveau d’études pourrait lui permettre de vivre dans une aisance relative, elle refuse de travailler pour un Etat soi-disant soviétique aux mains de traîtres et d’escrocs : au contraire, fascinée par le monde interlope des putains et des voleurs, elle devient voleuse elle-même, vendeuse à la sauvette et diseuse de bonne aventure. Condamnée et déportée, elle ne cesse de provoquer ses gardiens et d’inciter ses codétenues à la révolte jusqu’à ce que la mort de son mari, le poète dissident Alexandre Iaroslavski, fusillé par la Tchéka, vienne enfin mettre un terme à tout espoir : armée d’une simple brique, elle tente alors d’assassiner le chef de camp, certaine d’être elle-même condamnée à mort, à 29 ans.

De cette vie ardente et brève, ne reste qu’une quarantaine de feuillets, hâtivement rédigés dans un cachot des Solovki et retrouvés dans les archives du camp par Irina Fligué, infatigable gardienne de la mémoire du Goulag. Quarante feuillets, comme un ultime crachat à la gueule de ses fusilleurs, qui n’en demandaient sans doute pas tant. Quarante feuillets… allons, pas d’inquiétude, ce n’est rien : un éclair de chaleur, un peu d’encre pâlie, un brin de mauvaise conscience… Rien dont une petite cuillère de Nutella ne puisse venir à bout avant de retourner dormir.

Yann Fastier