Ils avaient neuf ans. Ils étaient liés d’une amitié si exclusive, si intense qu’ils étaient seuls au monde.
Ils s’inventaient des univers dont ils dressaient les plans dans des carnets. Ils avaient inventé une langue, des signes compris uniquement d’eux. Le monde réel était trop fade, il leur fallait du sang, de la douleur et des larmes pour exister. Ils avaient créé le Terrain d’essai, un endroit où tous ceux qu’ils détestaient souffraient, subissaient des Epreuves sur mesure, tordues, cruelles, une prison où il serait possible de conserver le bonheur en échange d’actes ou de souffrances horribles, infligés à ceux qu’on aime le plus.
Fiona était fragile, mentalement. Quand elle avait déménagé, deux ans après leur rencontre, le narrateur, migraineux, taciturne, s’était enfoncé dans la solitude, sans vraiment s’en rendre compte. A la veille de leur séparation, il avait imaginé le test ultime, celui des Rouges, où deux amoureux devaient trancher la gorge de l’autre et ne cesser de se quitter des yeux, sous peine de mourir. Ils n’avaient pas accompli l’Epreuve et ne s’étaient plus revus.
Le narrateur vient d’apprendre la mort de Fiona. Il a trente ans passés. Dans leur école, elle s’est ouvert les veines, une page de leur cahier dans la main. Pour tenter de comprendre son geste, il rédige La maison des Epreuves, il couche sur le papier le test qui aurait pu la sauver.
Si le début du roman de Jason Hrivnak plonge d’entrée le narrateur, par les thèmes abordés et le désespoir lumineux qui suinte dans tout le préambule, il conserve un semblant de normalité dans la forme. Normalité fantastico-gothique, certes.
Il en va tout autrement dès que s’ouvre le cahier constituant La maison des Epreuves. L’expérience qui s’en suit, déroutante au départ, perturbante, finit par toucher au cœur. Il s’agit de différents tests.
Le premier test est un questionnaire à choix multiples, avec plusieurs réponses, guidées. Il s’agit de mises en situation, de 40 brefs récits auxquels le lecteur doit réagir. « Vous trouvez un bébé endormi dans un berceau (…) Votre tâche consiste à laisser tomber le bébé par une trappe circulaire qui donne dans l’obscurité de la salle en dessous. (…) Il se réveille, son regard n’a rien d’implorant. Il semble étrangement indifférent à votre présence et votre contact. Quels attributs parmi les suivants cette salle est-elle censée éprouver ? A – Votre compassion. B – Votre cruauté. C – Votre capacité à obéir aux ordres. D – Votre capacité à défier les ordres. »
40 questions absurdes sans solution, 40 contes cruels, 40 cauchemars qui parlent de perte, de vide. Peuplées d’enfants abandonnés, de personnages de cirques étranges, en sang, en guerre, les images créées par ces embryons d’histoires dérangent. Elles sont changeantes selon notre humeur et notre choix (mais a-t-on vraiment le choix ?) et semblent issues de l’imagination d’Edward Gorey.
Le second test est fragmenté en 25 questions, ouvertes cette fois, dont il faut inventer la suite. Là encore, pas de correction proposée. C’est comme s’il s’agissait d’un livre dont vous êtes le héros, sauf qu’il n’y a pas de héros et que l’histoire se perd, stagne, comme dans un labyrinthe. Souterrains, mondes perdus, grimoires maléfiques ne sont pas sans rappeler l’horreur lovecraftienne, où l’isolement domine, où la folie prend toute sa démesure. Imaginer un développement à ces accroches pourraient bien rendre fou, à qui veut s’en donner la peine.
Le troisième et dernier test propose 10 différentes histoires, auxquelles sont assorties jusqu'à sept réponses, qui font, cette fois, progresser la narration. Un exemple, au hasard : « (…) Ce sentiment d’isolement s’aggrave, et vous commencez à oublier les visages des membres de votre famille et de vos amis. De quelle façon leurs traits se délitent-ils ? Qui oubliez-vous en premier et en dernier ? » Ou préférez-vous cette autre épreuve : « (…) Ils me trouveront au fond du lac pieds et poings liés à mon fidèle étalon. Et cette vision les hantera toute leur vie. De propos délibérés, j’ai mis fin à mes jours. Ai-je commis une chose horrible ? Prescrivez-moi une autre solution. Imaginez-moi un avenir dans lequel je retrouverai l’éloquence qui est la mienne ce soir en tant qu’enfant choisissant de se suicider. »
Pas envie de répondre à ce genre de questionnaire ? Mais il le faut, pour sauver un ami. C’est pourquoi ce roman, si singulier, superbement traduit par Claro, touche autant. Parce qu’il ne donne pas les réponses, parce qu’il n’y a pas de réponses. Que des interrogations douloureuses. Est-on maître de sa vie ? Faut-il affronter la laideur pour sublimer la beauté ? En quoi les rencontres font de nous ce que nous sommes ? Pourquoi laisse-t-on nos amis nous quitter ? A moins que la seule réponse qui vaille soit celle-ci : l’existence n’est qu’un Terrain d’essai, une aventure sadique où, pour être heureux, il nous faut souffrir, souffrir de plus en plus, ou faire souffrir nos âmes sœurs.
Marianne Peyronnet