Le Canard enchaîné est une anomalie.

 

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Le Canard enchaîné ne devrait pas exister : un hebdomadaire sans publicité, financièrement indépendant, totalement absent des réseaux sociaux et rentable ne saurait de nos jours exister que sur quelque lointaine exo-planète. Et pourtant… pourtant, à plus de cent ans, le Canard est bel et bien là et il est en pleine forme, certain candidat malheureux à la présidence peut en témoigner. Le volatile a donc cent ans et il fallait bien marquer le coup. Pour ceux qui n’auraient pas le courage de se farcir la très copieuse anthologie parue au Seuil à l’occasion du centenaire, Convard & Magnat ont eu la bonne idée de faire en bande dessinée l’histoire pas si naturelle que ça d’un journal devenu si nécessaire dans le paysage journalistique français que l’on peine à croire qu’il n’ait pas toujours existé. Le Canard, qui l’eût cru, a donc une histoire : né de la Grande Guerre, à l’initiative de quelques plumitifs libertaires agacés par le bourrage de crâne généralisé, il donne le ton d’emblée : il sera persifleur et irrévérencieux et se fera un devoir de clouer au pilori de la rigolade toutes espèces de badernes, éminences, académiciens de garde et politicard. Maurice Maréchal et les siens n’épargnent personne, sans pour autant renvoyer dos à dos gauche et droite. Viscéralement antifasciste, le Canard sera l’un des plus fermes soutiens du Front Populaire, sans pour autant se montrer dupe d’aucun parti. Principale garantie de sa survie, sa légendaire indépendance en fera d’ailleurs l’un des organes de presse les plus redoutés et des mieux renseignés de l’après-guerre. Capable de défaire les politiciens les mieux en place ou de changer le cours d’une élection au fil d’imparables enquêtes, il agit en véritable contrepoison d’une classe politique française pour le moins encline à prendre ses aises avec la morale et l’argent public : de l’affaire Stavisky aux petits arrangements financiers des candidats Le Pen et Fillon, c’est une interminable liste d’affaires en tous genres que traversent, semaine après semaine, les unes goguenardes de la bestiole, dressées comme l’envers du décor d’une histoire contemporaine beaucoup moins lisse que ne le veut le « roman national » dont certains tiennent tant à nous repasser les plats. Méfiant envers tous les pouvoirs, le Canard, au fond, n’a jamais cessé d’être anarchiste à sa manière, sans postures ni drapeaux noirs mais aussi, mine de rien, sans compromissions, ce dont bien peu « d’insoumis » autoproclamés peuvent se vanter. Le Canard, lui, ne s’en vante pas, mais il fallait que ce soit dit : mu sans aucun doute par un besoin urgent de racheter son âme, l’éditeur de Valérie Trierweiler s’en est chargé. Dont acte.

Yann Fastier