Les comics s’avèrent décidément un matériau bien malléable,
qui firent en leur temps la fortune de Roy Lichtenstein et de quelques marchands d’art. Ils font aujourd’hui celle – plus modeste – de Mme Manzoni qui, sur Face-de-bouc, donne quant à elle dans une sorte de situationnisme dépolitisé. La recette est simple : isolez une case quelconque de l’une de ces BD sentimentales des années 50, peuplées de bellâtres bien coiffés et de midinettes enamourées, et remplacez-en les dialogues insipides par quelque réplique pleine de joyeuse méchanceté, laissez mijoter quelques heures et regardez tomber les « like » par paquets de vingt. Si elle n’est pas tout à fait nouvelle, la démarche reste assez drôle, le décalage aidant, et c’est toujours un moyen de se faire de nouveaux amis sans trop se mettre en frais. Le souci, comme disent les jeunes, c’est qu’à force de ne pas citer ses sources, Mme Manzoni court le risque de se voir prêter plus d’esprit qu’elle n’en a : la plupart de ses punchlines sont en effet des emprunts plus ou moins maquillés aux plus grands des méchants loups du pessimisme littéraire. On reconnaît Cioran (Le réel me donne de l’asthme), Beckett (Echouez encore, échouez mieux) mais combien d’autres sont-ils ainsi involontairement mis à contribution pour permettre à Mme Manzoni de briller en société ? Certes, dans sa préface, elle ne cache pas s’être inspirée des « moralistes les plus sombres », sans toutefois les citer, sous le prétexte mal assumé d’un vague jeu de piste pour connaisseurs. Il est évident qu’elle s’en fiche et, après tout, on s’en ficherait avec elle si le recueil de ces vignettes ainsi martyrisées ne donnait à la longue une telle impression de froideur méprisante : la méchanceté sans désespoir n’est au fond qu’une variété follement contemporaine de cynisme, une méchanceté protégée, une méchanceté de riche. Mme Manzoni n’est peut-être pas riche, mais elle mériterait assurément de l’être.
Yann Fastier