Après sa Trilogie des Grisons, Arno Camenisch persiste et signe un impeccable traité d’ataraxie montagnarde.

 

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De l’art de la sinécure

Est-ce une question d’oxygène ? Des films de Luc Moullet au Génie des alpages, la montagne ne produit pas seulement de l’eau minérale et des goitreux mais aussi, semble-t-il, une forme très particulière de folie douce. Un affable délire dont l’AOC reste à l’étude, mais à laquelle Arno Camenisch, côté Grisons, apporte assurément sa part de flocons.

Après Derrière la gare, après Ustrinkata, après l’inénarrable Sez Ner, La dernière neige met en place un dispositif presque théâtral dans son épure : préposés au remonte-pente d’un petit domaine skiable, Georg et Paul attendent le client. Il se fait rare, tout comme la neige, d’ailleurs, mais ça ne les embête pas trop. Entre petits verres, parties de cartes et menus travaux, ces deux-là, bien au chaud dans leur cabane, n’ont pas le temps de s’ennuyer. Ils ont trouvé leur thébaïde, du haut de laquelle ils contemplent le monde en philosophes en attendant la fin de journée, qui ne saurait du reste pas tarder («(...) hm, quatre heures moins quart encore une fois ; à croire qu’on a le rythme dans le sang »).

L’humour, c’est bien connu, reste inexplicable. Aussi ne tenterons-nous de démonter aucun des rouages d’une mécanique qu’on pressent complexe et plus jolie dans son mystère que celle des plus fameux mouvements d’horlogerie. On se contentera de rire, sans bien toujours comprendre pourquoi, mais d’un rire libéré de la tyrannie du gag, d’une jubilation tendre et tout bonnement émerveillée, qui n’éclate jamais mais semble plutôt se répandre par capillarité, infusant le texte de la première à la dernière ligne d’un mélange savamment dosé de tranquille goguenardise et de naïveté assumée.

Plus près de Tati que d’Audiard, cette Dernière neige ne nourrira donc pas les recueils de citations, on y chercherait en vain matière à briller en société mais elle n’en est pas moins truffée de bonnes histoires, contées avec flegme par l’un ou l’autre des deux compères, en inlassables chroniqueurs de leur petite vallée, qu’on devine être la même que celle d’Ustrinkata. Mais ce monde en voie de disparition, ce pourrait aussi bien être Chelm ou bien Jarnages, tant le local y vient trinquer sans vergogne avec l’universel. Georg et Paul, sous la doudoune et le bonnet, prennent alors de faux airs de Nasreddine ou tel autre de ces innombrables fous sages engendrés par Diogène et sachant, comme lui, faire vertu de leur paresse. Depuis la forteresse inexpugnable de leur tire-fesses, nos braves employés communaux dissertent, donc, bricolent et se rappellent le bon vieux temps, quand il y avait encore un hiver et qu’on s’arrangeait pour mourir en été pour ne pas embêter le fossoyeur (« mais il y avait toujours un quérulent pour faire son intéressant et pas observer les règles, même si le conseil communal avait dit très clairement à quoi s’en tenir »).

Cela étant, comme toujours chez Camenisch, une grande partie du plaisir tient évidemment à la langue. Car si le livre est traduit de l’allemand, les deux bras cassés s’expriment en romanche, ce chaînon manquant des langues romanes, très vaillamment restitué par l’excellente traduction de Camille Luscher à coups de « vualà », de « tchaque » ou de « comilfo ». On rêverait d’entendre ce texte dit avec l’accent ad hoc, ou même de le voir jouer tellement, on l’a dit, il semble appeler la mise en scène.

Sans doute est-ce pour cela que l’éditeur et la critique s’empressent de convoquer Beckett à la barre. Jusqu’à l’auteur lui-même qui, malicieusement, prévient l’analogie : « Godo ne viendra pas, dit Georg, les yeux au ciel. Qui ? demande Paul, il lève aussi les yeux, il regarde Georg. » On évoquera cependant tout aussi bien les deux vieux du balcon du regretté Muppet Show qui, tout comme La dernière neige et pour faire une moins illustre caution, a toujours sur Godot l’avantage d’être beaucoup moins chiant. 

Yann Fastier