Longtemps, les romanciers, n’ont pas su parler de la peinture.

 

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Obnubilés par le sujet, par l’idée sous-jacente à sa représentation, ils n’ont su voir chez les peintres que des écrivains privés de mots et voués à la folie, quand le rapin se trouve être en réalité un bien plus drôle d’animal, qu’on pourrait se figurer, pour faire court, comme un gros œil doté d’une main.

Mais on a progressé depuis Balzac et Zola et, récemment, un Mika Biermann a su, avec malice et en bon connaisseur de la chose peinte, prendre la juste et très humaine mesure d’un Cézanne ou d’une Berthe Morisot. Au tour de Renoir, à présent, et c’est Bernard Chambaz qui s’y colle. À vrai dire, le peintre faisait déjà une courte et rigolote apparition chez Cézanne, dans les trois jours que le vieil ours de la Sainte Victoire avait bien voulu consacrer au Saxon de Marseille, si bien qu’en ouvrant La peau du dos, ce n’est pas un parfait inconnu qu’on surprend, jeune encore, dans la forêt de Fontainebleau, cherchant en vain « une nuance de jaune qui correspondît à cette heure » et trouvant à la place un petit type barbu « l’air pas commode malgré lui, sans que personne encore eût l’idée du soleil noir qui l’assaillait ».

Quel rapport pouvait bien exister entre le peintre de la joie de vivre, celui du Moulin de la Galette et du Déjeuner des canotiers, dont la tête ne fut jamais très politique, et Raoul Rigault qui, blanquiste enragé, ne comprend rien à la peinture et sera le procureur de la Commune ? Aucun, a priori. La rencontre est pourtant brièvement attestée par Jean Renoir dans son livre sur son père. De ces quelques lignes Bernard Chambaz tire un roman lumineux qui, s’il participe à sa manière de l’exofiction en vogue, s’en échappe par le haut, au gré d’une sorte d’apesanteur que ne contredit pas la documentation, pointilleuse comme il se doit pour un auteur avant tout historien

Ces deux-là, donc, se sauvent mutuellement la mise : quand Rigault fuit la police, Renoir lui prête une blouse de peintre et quand, quelques mois plus tard, Renoir, pris à dessiner aux Tuileries, est arrêté comme espion, Rigault, tout puissant chef de la police, le prend sous sa protection. Plutôt favorable à la Commune, Renoir, au contraire d’un Courbet, garde prudemment ses distances. La peinture, seule maîtresse un peu sérieuse (la malheureuse Lise Tréhot en saura quelque chose), le dégage naturellement de toute autre obligation que celle d’assembler des couleurs sur une toile. Tout passe par ce filtre-là, jusqu’à l’Histoire qu’il semble voir à travers une vitre teintée, toujours un peu en décalage même s’il ne manque pas de remarquer – grâce, peut-être, à ce décentrement – la dérive autoritaire qui guette Rigault, responsable de l’arrestation et de l’inutile exécution des otages, malgré l’opposition de Vallès ou de Varlin. Rigault lui-même mourra avec courage, à 25 ans, lors de la Semaine sanglante, laissant à Renoir sa part de gloire inutilisée dont il fera meilleur usage avec ses tubes de couleurs qu’avec un chassepot.

Et pourtant, ne cherchaient-ils pas au fond la même chose ? Ne s’étaient-ils pas reconnus par-delà leur différence ?  Bernard Chambaz, en fin dialecticien, le note explicitement : « L’un et l’autre eurent pourtant l’intuition que le monde paraîtrait sous un jour splendide. Si des impondérables les réunirent cette après-midi de mai au cœur de la forêt, on peut dire que le hasard fait bien les choses ».

Le hasard et l’art de l’écrivain : car, de même que le peintre n’est pas tenu de rendre la réalité dans l’état où il l’a trouvé mais d’en faire advenir une nouvelle sur un rectangle de toile, rien n’oblige l’écrivain à s’en tenir au rôle de greffier : « (…) Un léger vent donnait le sentiment d’un élan républicain, le monde prenait des allures d’apéritif » écrit Bernard Chambaz. Quelle plus jolie façon de dire à la fois l’Impressionnisme et la Commune ?

Yann Fastier