Un grand témoin de notre temps.
On peut avoir le sentiment que tout a déjà été dit sur Mario Rigoni Stern (1921-2008) depuis la parution du Sergent dans la neige, chef-d’œuvre incontestable du récit de guerre. Cela ne doit pas empêcher de le redire, encore et toujours, avec une urgence d’autant plus grande que les bruits de botte se font chaque jour un peu plus forts, jusques à nos portes. Car, s’il ne fut pas le seul, la guerre reste le thème central d’une œuvre dont la nécessité ne cesse de croître avec le temps.
Moins connu que le précédent, En guerre a pour objet les campagnes de France et d’Albanie de 1940-1941. Très brève – la France s’apprêtait à capituler – l’expédition française fait un peu figure de partie de campagne pour le jeune chasseur alpin de 19 ans qu’était alors Mario Rigoni Stern. La désastreuse affaire albanaise, en revanche, pourrait servir de prélude au Sergent dans la neige, pour peu qu’on y ajoute la montagne et la boue. En octobre 1940, Mussolini, avec son flair habituel, entreprend de conquérir la Grèce depuis l’Albanie, annexée l’année précédente. L’expédition tourne vite au fiasco devant la résistance inattendue de l’armée grecque appuyée par l’aviation anglaise et, au bout de quelques semaines, ce sont les Italiens eux-mêmes qui se retrouvent à devoir défendre leurs positions dans ces montagnes albanaises où des milliers de soldats des deux camps perdront la vie. Mario Rigoni Stern était avec eux et, très tôt, devait considérer de son devoir de survivant de témoigner pour les victimes d’une guerre qui n’était pas, n’avait jamais été la leur. Car, il faut le redire, ici comme en URSS, cette armée n’était pas foncièrement fasciste et nombre de ceux qui survécurent devaient rejoindre les rangs des partisans dès l’armistice. Aussi ne sera-t-il jamais ici question d’exploits héroïques : leur courage, les soldats le réservent avant tout pour survivre à la faim, au froid, aux poux, leurs seuls véritables ennemis. « La guerre, la paix, la victoire, le Duce, le roi empereur sont des sujets qui ne nous concernent pas » résume Rigoni Stern, réservant sa tendresse à ses compagnons de misère, à ces humbles dont il entend humblement perpétuer le souvenir, sans pathos, avec une simplicité qui va droit au cœur et fait de lui, bien plus qu’un mémorialiste, l’un des plus grands écrivains de la guerre. Qu’il évoque le feu, dont « les étincelles sont des parcelles de notre vie qui s’en vont » ou bien la vision déchirante et dantesque d’un train de mulets s’enfonçant dans la boue, son style, tout de pudeur et de sincérité, touche plus sûrement à la vérité des choses que bien des proses plus ouvertement travaillées. De même n’a-t-il pas besoin de faire donner toute la lyre quand il s’agit d’évoquer une nature dont la beauté lui servira souvent d’antidote à l’horreur : ainsi ce grand lac bleu, auprès duquel « même le petit lac de la crèche n’était pas si beau ».
Mais cette simplicité n’est rien sans la fraternité et Mario Rigoni Stern n’a pas son pareil – sinon, peut-être, un Panaït Istrati – pour tendre la main à ceux qu’il reconnaît pour siens, qu’ils soient Italiens, Russes ou bien Grecs et jusqu’à ce vieux bougon de colonel avec lequel il développe à bas bruit une relation presque filiale.
Recueil d’articles de circonstance, Requiem pour un alpiniste, s’il n’a pas l’ampleur du précédent, en prolonge cependant les échos en rendant un hommage émouvant à plusieurs de ceux-là qui, mieux que de héros, méritèrent le nom d’hommes.
Yann Fastier