Au commencement était la peur.

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

Cette bonne vieille pétoche primordiale, consubstantielle à notre nature animale, pourrait-on dire, à ceci près que les autres bestioles, elles, n’en ont pas honte et voient tout simplement leur salut dans la fuite sans éprouver le besoin de se donner des raisons. L’homme aura quant à lui les flubes avec distinction. Religions, métaphysiques et vertus chevaleresques ne sont pas faites pour les chiens, mais à l’usage exclusif de la bête humaine qui, lasse de serrer les miches en haut de son arbre, entend désormais péter de trouille au son des grandes orgues de la Foi, du Courage et de la Raison. Autant d’oripeaux joliment brodés sous lesquels il dissimule l’inquiétude première dont Gus Bofa, deux ans avant le début de la seconde grande empoignade du XXe siècle, entreprenait de mettre les divers avatars en musique et en images. Adoptant le mouvement d’une symphonie – prélude, allegro, andante et tutti quanti – il donne en une trentaine de dessins pleine page une véritable généalogie du traczir, de ses fastes et de ses affres. De ces derniers, surtout : nul mieux que Bofa ne sera parvenu à suggérer sans un mot le malaise qui s’empare d’un être lorsqu’il se voit mis face à lui-même. Nul mieux que lui n’aura su nimber la satire, souvent mordante, d’une ombre de mélancolie qui n’exclut pas la pitié pour cet étrange animal nu, dressé sur ses deux pattes comme pour mieux voir arriver les tuiles. Et laisser dans l’esprit du lecteur l’empreinte durable de ces gris charbonneux, cafardeux, dont on chercherait en vain les équivalents, sinon dans les romans contemporains d’un Emmanuel Bove ou peut-être d’un Céline.

Dessinateur émérite, illustrateur hors pair, Gus Bofa (1883-1968) est aujourd’hui bien oublié. Il fut pourtant une figure bien connue des années 20 et 30, quand toute une génération de dessinateurs profitait de la vogue du livre illustré qui vit des chefs d’œuvres sortir des crayons d’un Chas Laborde, d’un Pierre Falké, d’un Daragnès ou d’un Dignimont. Gus Bofa fut d’une certaine façon leur chef de file, lui qui répugnait pourtant à toute autorité. Marqué par la guerre, y compris dans sa chair, il fut l’ami (ou l’ennemi : l’homme avait la dent dure) de tout ce que le pays comptait alors d’artistes et d’écrivains, à commencer par Pierre Mac Orlan, dont le compagnonnage fraternel, né dès avant les tranchées, ne se démentit jamais. Depuis déjà pas mal d’années, les éditions Cornélius ont entrepris de restituer avec le soin qu’on leur connaît une œuvre que son caractère essentiellement bibliophilique rendait particulièrement difficile d’accès. La Symphonie de la peur en fut l’un des sommets, aux côtés de Malaises, de La croisière incertaine ou des Synthèses littéraires et extra-littéraires, précédemment réédités, corpus épatant qui permet de mieux mesurer ce que le meilleur de la bande dessinée d’aujourd’hui – un Blutch, un Tardi – doit au maître des maîtres que fut le grand Gus.

Yann Fastier

Pour aller plus loin : Gus Bofa, l’enchanteur désenchanté, d’Emmanuel Pollaud-Dulian, une biographie monumentale, irremplaçable et définitive parue chez le même éditeur en 2013.