Maintenant qu’il est de bon ton de faire un « roman graphique » de n’importe quelle BD
pourvu qu’elle dépasse les 48 pages réglementaires de l’album franco-belge, peut-être est-il nécessaire de rappeler ce que fut réellement ledit roman, qui doit peu de choses à Georges Rémi et tout à Frans Masereel. Un autre Belge, donc, né à Blankenberge en 1889 et mort au soleil en 1972, proche de George Grosz et des artistes allemands de la Nouvelle Objectivité, mouvement artistique global qui succéda, dans les années 20, aux Expressionnistes décimés par la guerre. Maître de la gravure sur bois, il est le véritable inventeur de ces « romans sans paroles », suites d’images gravées dont les plus connues, Mon livre d’heures ou Passion d’un homme, sont à l’origine de tout un courant militant, entre art et « agit-prop », où s’illustreront des artistes majeurs comme Lynn Ward et Otto Nückel. Les Editions du Ravin bleu ont aujourd’hui la bonne idée de rééditer deux autres de ces livres, peut-être moins connus mais tout aussi importants que les précédents. Si Le Soleil reste proche de sa manière habituelle – course muette et éperdue vers la lumière d’un personnage dont on comprend qu’il est le double de l’auteur, Capitale, en revanche tranche à la fois par un graphisme plus proche d’un Grosz ou d’un Otto Dix et, surtout, par la profonde et jouissive ironie d’une contradiction permanente du texte et de l’image. Tandis que les légendes (rares chez Masereel), prétendent vanter les attraits de nos modernes capitales, les gravures en dévoilent les aspects les plus vils et corrupteurs, selon une économie narrative beaucoup plus proche de l’album dit « pour enfants » que de la bande dessinée proprement dite, dont l’histoire et la tradition sont par ailleurs suffisamment riches pour qu’on ait le cran de l’appeler par son nom, gottferdom !
Yann Fastier