Sans être ce qu’on appelle un artiste maudit, Sam Szafran (1934-2019) n’a jamais été non plus le chouchou du marché.
Réaliste quand l’époque imposait de faire des rayures, farouchement indépendant de toute chapelle et de toute coterie, attaché à des techniques – le pastel, le fusain, l’aquarelle – un peu désuètes par leur exigence, quand il s’agissait alors pour l’artiste « conceptuel » d’en faire le moins possible, il est toujours resté un peu à part, à l’écart, concentré sur une œuvre dont cette rétrospective au Musée de l’Orangerie, deux ans après la mort du peintre, permet de mesurer l’importance et la cohérence a posteriori. À l’instar d’un Monet, justement, Szafran aimait travailler par séries et, passé quelques tentations non figuratives, n’explora jamais que trois ou quatre thèmes, infiniment répétés, revisités, ressassés, réitérés jusqu’à prendre une surprenante autonomie plastique, bien au-delà de la chose représentée. Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse des ateliers, restitués dans toute leur chaotique complexité, des escaliers, traités au moyen de savantes anamorphoses ou bien des feuillages profus de plantes tropicales envahissant toute la surface de la feuille, le dessin reste au cœur de son travail. Un dessin d’une précision maniaque, indifférente à tout laisser-aller comme à toute facilité « expressive ». Le réel est là, qui fait signe et sens dans un au-delà de la seule ressemblance. On laissera aux psychanalystes la responsabilité d’y voir ceci ou cela s’agissant d’un artiste qui eut à choisir, à un moment, entre « le banditisme ou la peinture », d’un petit Juif des Halles livré par la guerre à lui-même et, littéralement, sauvé par l’art. Pour le néophyte, il y a les images et le vertige fascinant qu’induisent leurs perspectives inouïes, sidérantes, dont la figure du funambule (Philippe Petit, autre illégaliste de l’art, était de ses amis) pourrait constituer l’une des clés. Mais quel besoin de clés quand la beauté est là, qui s’offre en silence dans un poudroiement bleu ?
Yann Fastier