« Ici, aux Blattes, Nadine Mouque ça va pour tout le monde et toutes les religions, c’est un mot de passe pour vous gâcher le jour, vous dire la haine et l’irrespect de la personne humaine, tout le monde s’appelle Nadine Mouque. »
Sorte d’insulte pour désigner les femmes, toutes les femmes, dans la bouche des jeunes de la cité, mais aussi leur concéder une forme d’appartenance à leur communauté, « Nadine Mouque » est un terme qui a le don d’ulcérer Paulo, le narrateur. Chômeur gras et moche tendance alcoolo, divorcé, il vit chez sa mère et n’est pas comme ces petits merdeux. Lui il respecte les femmes, il est mieux, sans doute, que les autres. Aux Blattes, il n’a pas beaucoup d’amis, il s’est construit contre le monde, avec sa M’man. C’est dire que quand sa mère se fait dessouder en faisant ses courses, sa solitude grimpe d’un cran, au point qu’il se refuse à se débarrasser de son cadavre pour avoir, encore un peu, de la compagnie. Même si ça cocotte dans l’appartement et que ça devient carrément encombrant au moment où il récupère Hélène, sosie de l’héroïne du feuilleton populaire, dans une benne à ordure, en bas de l’immeuble et compte bien installer cette belle fille chez lui…
Initialement publié en 1995 à la Série Noire, Nadine Mouque n’a rien perdu de sa verve. Peinture d’une cité glauque, récit narré au présent par un personnage, mi lard mi cochon, envers lequel on éprouve peu d’empathie, le talent de Prudon à distiller de l’ambiance s’y révèle fulgurant. L’histoire, aberrante, n’est qu’un prétexte. L’intérêt n’est pas là. Les faits s’enchainent, s’empilent de guingois, construisent une absurde réalité qui peine à tenir debout, à l’image des destins des habitants, et surtout de Paulo. Chez Prudon, c’est l’atmosphère qui compte, qui sert à dire la poisse, les embrouilles, la fatalité dans laquelle s’enlisent, croupissent ou se complaisent les gens de peu, ses héros de toujours. Il ne les juge pas, ne les plaint pas. Et c’est par la langue, exceptionnelle, créatrice d’images violentes ou poétiques, qu’il leur confère une épaisseur. Aucune phrase anodine, tout un univers de désespoir et d’humour glacial qui se déploie dans ses mots : « Quand on naît ici, quand on y vit, on purge une peine à crédit, en leasing, on prend de l’avance sur les crimes qu’on n’a pas encore commis ». Paulo nous parle, raconte les autres. Hélène, « cette petite Hélène (qui) m’a l’air tout propre, un peu comme un animal qui enterre ses crottes » prend vie d’une tournure bien sentie. Et sa mère meurt, comme elle a vécu, prosaïquement : « M’man trouve ça naturel, prendre une balle, un courant d’air, un méchant rhume, c’est la mauvaise saison qui dure toute l’année, pour elle. Son roman noir, c’est le calendrier ». Les événements ont peu de prise sur celui qui, « depuis longtemps occupé à soigner son problème d’alcool, soit en cherchant de l’alcool, soit en partant en cure, » est plus qu’il ne croit semblable à ses voisins, détachés, désemparés, désenchantés.
Marianne Peyronnet