Depuis plusieurs années, le photographe britannique Lee Shulman cherche à redéfinir la photographie vernaculaire via The Anonymous Project, énorme collection de photographies anonymes qu’il déploie et met en scène de manière à reconfigurer le discours prétendument neutre que véhiculent ces milliers de photos de famille, photos de vacances et autres photos souvenirs qui peuplent nos albums.
Pour avoir remarqué qu’une chaise restait souvent vide sur ces photos (celle-là même du photographe amateur s’étant levé pour appuyer sur le déclencheur), il a eu l’idée, non sans malice, d’inviter l’auto-portraitiste sénégalais Omar Victor Diop à s’y asseoir. Habitué à questionner la représentation de l’homme noir à travers le temps et l’espace, ce dernier s’est prêté au jeu avec gourmandise et c’est en toute complicité que les deux lascars ont mitonné cet album à la fois drôle et troublant : Omar à la plage, Omar à la fête, Omar au ski… Omar est partout chez lui parmi ses amis blancs qui n’imaginaient pas qu’un jour, prenant un instantané de leur pique-nique au bord de la route, ils découvriraient un invité surprise. Mais, après tout, pourquoi pas ? Même si la chose est sans doute encore peu commune dans cette Amérique middle-class des années 50-60 d’où proviennent ces photos, ces Blancs peuvent avoir un ami Noir. Mais voilà qu’on le revoit, partout à son aise en toutes circonstances ! On rit, mais un peu jaune : car ces photos manifestement – et remarquablement – truquées révèlent avant tout une absence. Celle qui, justement, rend incongrue cette soudaine omniprésence et qu’on avait, malgré soi, tenue pour normale. Après tout, jusque dans les années 90, les pellicules Kodak avec lesquelles la plupart de ces photos furent prises étaient calibrées pour les peaux blanches, à l’exclusion des peaux sombres qui apparaissaient systématiquement sur ou sous-exposées. Questionner l’ordinaire, rendre anormale la normalité tout en en proposant une nouvelle, fût-elle le fruit d’un intense travail de prises de vue et de retouche, le projet paraît soudain moins gaguesque qu’il ne l’était au départ et nous transporte en tout cas dans des régions plus proches de la ruse selon Georges Perec que des blagues de Michel Leeb.
Yann Fastier