Un individu, « égoïste méticuleux », tient beaucoup à sa vie.
Il ne prend aucun risque avec sa santé, veille à ne pas prendre froid et évite les mauvaises rencontres. Un héritage inespéré le fait s’embarquer vers les Amériques. Il fait naufrage et se bat comme un beau diable pour survivre (« Une pauvre mère, qui élevait au-dessus des flots un nourrisson, le lui tendit en s’engloutissant sous une vague. Il le prit, et le laissa retomber après s’être emparé de son biberon. »). L’homme nage jusqu’au rivage et meurt empoisonné par des coquillages, alors qu’il avait toujours veillé à respecter le vieil adage : « Juin, juillet, août. Ni huîtres, ni femmes, ni choux ».
Un voleur parvient à s’égorger après avoir fracassé la tête de ses deux victimes. Découvrant son reflet dans une glace, et ne se reconnaissant pas, il fonce vers l’intrus, casse le miroir, passe au travers et se blesse mortellement à la jugulaire, entraîné par le poids des sacs d’or qui pendent à son cou.
Un écrivain nul mais convaincu de son talent (… « il n’en restait pas moins le plus inconnu des plumitifs, le plus obscur des incompris et le plus pauvre des gens de lettres. La gloire ne voulait pas de lui »), exécute le crime parfait comme matière d’un roman, faisant condamner un innocent à sa place. Dans son œuvre Le chef d’œuvre du crime, il détaille par le menu ses souvenirs du meurtre, devient riche et célèbre. Sa vanité ne s’en trouve pas apaisée. Il veut finalement être reconnu comme l’auteur de l’assassinat, jusqu’à l’obsession. Malgré les preuves qu’il apporte, personne ne le croit. Il se fait interner, et meurt fou.
En voilà, des morts bizarres ! Et que dire de celle-là ? : condamné à tort à avoir la tête tranchée, « au moment suprême, sachant que le bourreau était pauvre et père de famille, il lui annonça doucement qu’il lui avait légué toute sa fortune, si bien que l’exécuteur ému s’y reprit à trois fois pour couper le cou de son bienfaiteur. »
Ils s’appellent Constant Guignard, Deshoulières, Ferdinand Octave Bruat ou Oscar Lapissotte et leurs morts mériteraient d’être nommées aux Darwin Awards, de figurer dans le top 14 des fins les plus, sinon bizarres, du moins stupides. A la différence qu’il n’est pas question ici d’accidents bêtes qui auraient pu être évités ; toute leur existence converge vers leur chute ridicule, trépas surprenant mais inéluctable, à leur mesure. Pas taillés pour l’aventure de la vie, trop orgueilleux, stupides ou trop gentils, les héros qui peuplent les 14 nouvelles de ce recueil de Jean Richepin (1849-1926) sont autant d’occasions pour l’auteur de se moquer des travers de ses contemporains. En peu de pages, Richepin plante le décor et s’amuse à zigouiller ses créations, faisant montre d’un humour noir cruellement réjouissant, porté par une langue d’une incroyable modernité.
Marianne Peyronnet