Observateur-participant d’un nombre incalculable de conflits dans le monde, spécialiste ultra-reconnu des guerres irrégulières, Gérard Chaliand sait en général de quoi il cause.
Aussi a-t-on plutôt envie de l’écouter quand il entreprend, comme ici, de raconter ses mémoires, d’autant qu’à 88 ans bien sonnés, il y a de quoi dire : de l’Algérie pré-révolutionnaire au Haut-Karabagh perdu par les Arméniens, Chaliand aura parcouru la planète entière, à la recherche de tout ce que la politique a su produire de guérilleros, de grands leaders et de petits tyrans tout en se tenant lui-même soigneusement à l’écart de toutes les idéologies. Ce n’est pas le point le moins remarquable : esprit plus curieux que partisan, Gérard Chaliand, s’il cultiva l’amitié de quelques-uns parmi les plus grands révolutionnaires de son temps, le plus souvent morts avant de pouvoir se changer en dictateurs (Amilcar Cabral en Guinée-Bissau ou le grand leader kurde iranien Abdul Rahman Ghassemlou, assassiné par les mollahs), il n’a jamais craint de dire ce qu’il pensait de l’aveuglement contre-productif d’un Che Guevara ou du fonctionnement sectaire des Tigres tamouls, entre autres. D’origine arménienne (le -d de son nom reste d’assez fraîche date), il refuse très tôt le dolorisme victimaire qui, selon lui, entache la mémoire d’un génocide à la reconnaissance internationale duquel il travaillera inlassablement. N’ayant d’autre boussole que l’exemple d’un oncle mort les armes à la main contre les Turcs, l’homme se veut teigneux, qui avoue aimer entendre siffler les balles. Homme de terrain, donc, il n’en reste pas moins un théoricien avisé, un inventeur de concepts ayant su, par ses fameux « atlas stratégiques », renouveler profondément les études géo-politiques et nous ouvrir les yeux sur toute les complexités de l’Après-Guerre. Très sollicité pour son expertise, il enseigne aussi bien à l’ENA ou à l’École de Guerre qu’aux États-Unis ou au fin fond du Kurdistan, pour lequel il avoue une prédilection qui le rapproche d’un Patrice Franceschi, auprès duquel il prendra d’ailleurs part à plusieurs expéditions de la Boudeuse.
La médaille a bien entendu son revers et Gérard Chaliand ne fait certes pas partie des « gens qui doutent ». L’ego visiblement aussi trapu que le reste, c’est également un homme à femmes, qui ne déteste pas nous entretenir ici ou là de ses bonnes fortunes avec d’irritantes bonhomies de mâle dominant… Mais qu’importe, on lui pardonne aisément ces quelques pages au bénéfice de beaucoup d’autres où il se montre ce qu’il restera dans nos mémoires quand les Bernard Henri-Lévy de ce monde en auront disparu : l’un des très grands témoins des soubresauts de son temps, au courage indéniable quand tant d’autres n’en ont que pour affronter leur troisième cocktail.
Yann Fastier