« Ils dirent : "Bâtissons une tour dont le sommet atteigne les cieux. Ainsi nous nous ferons un nom" »…

 

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On connaît la suite : Dieu, craignant pour son monopole, jette la confusion parmi les hommes en multipliant leurs langages et la tour de Babel n’est bientôt plus qu’un souvenir, une coquille aussi vide qu’un HLM espagnol après la crise de 2008. Au moins Boris Lehman aura-t-il achevé son film, à défaut de se faire un nom. Belge né en Suisse en 1944, auteur de plus de 500 films de tout format, il n’en est pas moins inconnu que le dernier des maçons de Ninive. Il faut dire qu’on est assez loin d’un cinéma populaire et que les 380 minutes de cette œuvre monumentale n’ont rien pour séduire les amateurs de Taxi 3.

Vrai faux journal filmé commencé en 1983 et achevé dix ans plus tard, Babel s’articule autour d’un voyage au Mexique, sur les traces d’Antonin Artaud au pays des Tarahumaras. De ce voyage, bien réel, on ne verra rien ou presque. En revanche on saura tout de ce qui le précède et de ce qui le suit. Tout des errances, des ennuis et des états d’âmes du réalisateur, de ses visites à ses amis et, surtout, à une invraisemblable collection de jeunes femmes qui, toutes, semblent avoir craqué pour ses faux-airs de Vincent Macaigne avant la barbe et la lettre. Ce serait parisien, ce serait insupportable. C’est belge, c’est toute la différence et s’il n’est pas toujours sans ruser avec le réel ni jouer de son personnage, Boris Lehman, tout en ne parlant que de lui, parvient à le faire sans pose. Tentative de pénétration de l’intime (au sens d’intrusion comme de compréhension), collage infini de bouts de trucs et de machins, le film s’avoue comme le monstre qu’il est, jamais terminé, interminable et insatiable, avouant ses failles et de ses non-dits, dévorant la vie de son auteur et de ses ami·e·s au point de ne plus s’y reconnaître et de finir, en un long atterrissage, sur un autre portrait l’artiste en ville de Bruxelles. Proche d’un Alain Cavalier sans en avoir le côté murmurant, Boris Lehman aura construit là son propre labyrinthe en même temps que sa tour orgueilleuse et branlante. Et le spectateur, fasciné, de le regarder sans fatigue et pour la deuxième fois se laver les pieds dans le lavabo.

Yann Fastier