Reclus dans un appartement bunkerisé, vivant dans le culte presque incestueux d’une grande sœur morte

 

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et confit dans une haine inextinguible pour à peu près tout ce qui n’est pas lui, le narrateur de ce nouveau roman du Colombien Antonio Ungar n’est pas – c’est le moins qu’on puisse dire – un modèle d’épanouissement social et personnel. Traducteur au noir de catalogues et de prospectus commerciaux, maniaque jusqu’à la folie, il mène une vie rétrécie à l’extrême, entre automédication compulsive et privation volontaire de sommeil. Ce qui ne l’empêche pas de nourrir de vastes et mystérieux desseins dont l’apparition d’une famille sud-américaine dans l’appartement d’en face vient cependant un jour le distraire. Immédiatement fasciné par la trop jeune et sensuelle Irina qu’il épie sans vergogne, cette larve humaine se rêve en sauveur de celle qu’il imagine prisonnière d’un clan de trafiquants de drogue, sans se douter que la belle, avec son père et ses deux frères, pourrait bien se jouer de lui.

Après Les oreilles du loup (Les Allusifs, 2008) et Trois cercueils blancs (Noir sur blanc, 2013), Antonio Ungar signe ici un roman français (l’action se passe à Paris), paranoïaque et tout entier dominé par la dialectique du voir et être vu. Transcendant progressivement ses allures de thriller bien mené, il se change en parabole sur l’aveuglement de nos sociétés refermées sur elles-mêmes, à l’image du narrateur dont la profonde aliénation ne parvient pas à complètement étouffer une forme de lucidité désespérée lorsqu’il se voit comme « (…) un type qui, au lieu de devenir furieux lorsqu’il est acculé contre un mur, se renferme et perd le désir de vivre ». Changée en pulsion de mort, cette perte aboutit nécessairement à la tragédie lorsque le « héros » passe à l’acte. Une tragédie dont on regrettera peut-être le côté inutilement baroque, qui la rend finalement assez dérisoire face à l’horreur glaciale et bien réelle des attentats de Paris, de Christchurch ou d’Utøya et fait perdre un peu de sa force au roman. Antonio Ungar réussit néanmoins là où, dans un contexte très similaire (celui des attentats du 13 novembre), le récent Haine de José Manuel Fajardo (Métailié, 2021) avait échoué : peindre la haine à l’état pur, dans toute sa froide méticulosité, et le vertige qu’elle engendre lorsqu’elle se confronte à l’Autre dans un rapport de répulsion/fascination d’où elle tire sa substance. Vivant de traductions, dépendant des médications d’un pharmacien pakistanais, contraint de s’approvisionner chez une Roumaine sous le regard ambigu d’un écrivain métèque, littéralement intoxiqué par Irina et sa famille, le narrateur de cette histoire figure assez bien notre Europe telle qu’elle se croit assiégée, prise aux rets d’une mondialisation voulue par d’autres. En ces temps de surenchère xénophobe, Regarde-moi prend des accents prophétiques assez dérangeants à force de sonner juste.

Yann Fastier