On ne ferait que radoter si l’on redisait ici tout le bien qu’on pense de la grande Tove Jansson.
Contentons-nous de préciser que ses seuls Moumine pèseront lourd dans la balance le jour où l’humanité devra rendre compte de la guerre de Trente ans, de Donald Trump et du parc nucléaire français. Mais elle ne s’est pas arrêtée là et a produit à destination des adultes une œuvre littéraire qui ne le cède qu’avec des mines à ses livres pour enfants. Aussi souvent que nécessaire, on a vanté dans ces pages le beau travail auquel se livre La Peuplade en rendant accessible un corpus jusque-là dispersé, épuisé, voire inédit en français.
C’était partiellement le cas de Voyages sans bagages, que cette nouvelle édition nous donne à lire dans son intégralité. Soit quatorze nouvelles de nature assez disparate mais qu’infuse une lumière semblablement rasante, de celles qui révèlent mieux qu’aucune autre la vraie nature des surfaces.
À commencer par la première, qui reproduit les lettres (qu’on rêve authentiques) d’une jeune fan japonaise de l’autrice des Moumine. Dans un anglais appliqué, l’adolescente écrit à son idole des lettres pleines d’enthousiasme et d’aspirations juvéniles. Au fil des mois, peut-être des années, la relation mûrit, jusqu’à ce que se dessine en creux le renoncement imposé par la société qui vient pulvériser ses rêves. Tout est dit avec très peu de mots, un sourire d’excuse aux lèvres, déchirant de stoïcisme.
Ce refus des épanchements se retrouve dans les autres nouvelles, dont la rudesse un peu bougonne masque mal une profonde empathie pour ceux qui les habitent, aussi odieux puissent-ils paraître.
Ainsi du jeune Elis, affreux petit donneur de leçons de onze ans, ou bien de Vanda, s’appropriant sans vergogne les souvenirs des autres pour emplir une vie stérile. Chacun a ses raisons, chacun fait ce qu’il peut, semble dire Tove Jansson au détour de chacun de ces textes. Cet homme a beau fuir son passé sans idée de retour, il restera celui auquel on s’accroche, auquel on se confie, l’altruiste invétéré qu’il se défend d’être. Ce vieux couple, confiné chez lui par une catastrophe, devra bien finir par aller vers les autres. Dans presque tous les cas, quelque chose est à réparer chez ces personnages, une blessure innommée qui n’attend que la bienveillance d’autrui. Celui-ci n’en est pas avare. L’exemple le plus touchant se trouve dans « Les Goélands », qui voit la jeune femme d’un prof en plein burn-out sacrifier pour son mari la relation privilégiée qu’elle entretient depuis l’enfance avec un goéland.
L’âme humaine est parfois bien entortillée. À cette complexité malheureuse, Tove Jansson oppose une forme d’abandon malicieux qui donne à ce recueil l’étrange propriété de briller dans le noir. Et le dernier mot de revenir au mari de Flo dans « La mort du professeur de gymnastique » : « J’ai une femme difficile. Tout va bien ».
Yann Fastier