Vers le milieu des années 50, la prude Nouvelle-Zélande – comme beaucoup d’autres pays du camp occidental –
fut la proie d’une vague d’hystérie collective qui lui fit soudain voir des blousons noirs et des voyous partout. Bien décidés à éradiquer la délinquance juvénile qui, dixit d’influents pères la pudeur, menaçait de saper les bases de toute civilisation, ses édiles se lancèrent dans une violente campagne anti-jeunes dont les premiers à faire les frais furent naturellement les émigrés de fraîche date, Britanniques pour la plupart, expatriés plus ou moins volontaires dans cet autre bout du monde dont la campagne et l’industrie manquaient alors de bras. Albert Black, un jeune Irlandais de Belfast devait bien malgré lui figurer au premier rang de ces boucs émissaires, à l’issue d’un procès biaisé qui l’envoya – l’un des derniers – à la potence, marquant durablement les consciences australes, au point de faire l’objet du dernier roman de Fiona Kidman.
Née en 1940, la grande dame des lettres néo-zélandaises avait quinze ans quand le jeune homme fut pendu. Fut-elle elle-même l’une de ces widgies, l’une de ces filles à Teddy Boys qui offensaient les mœurs et terrifiaient les bonnes gens ? C’est en tout cas assez vieux pour s’en souvenir et se demander ce qui put bien faire d’un brave garçon de Sandy Row le tristement célèbre Jukebox killer dont la presse devait faire l’emblème d’une jeunesse pervertie par le rock’n’roll et les romans de Mickey Spillane. Et la réponse est : rien, ou presque rien, un enchaînement malheureux de circonstances qui devait l’amener à tuer, pour ainsi dire par accident, un autre garçon qui l’avait battu la veille et le provoquait encore ce soir-là.
Et c’est avec une compassion évidente qu’à l’issue d’une enquête précise Fiona Kidman refait son chemin, depuis son enfance pauvre mais heureuse en Irlande jusqu’à sa pendaison dans la cour de la prison Mount Eden à Auckland. Alternant les points de vue, elle convoque tous ceux qu’il croisa sur sa route et qui, pour la plupart, témoignent de sa gentillesse et de sa gaieté, à l’opposé des clichés véhiculés par l’accusation. Ceux-là sont les justes qui ne surent pourtant pas le sauver, depuis sa mère, en Irlande, impressionnante de douleur et de dignité malgré son impuissance, jusqu’à son avocat commis d’office ou bien le directeur de la prison, si peu fait pour ce métier ou bien encore ce jeune juré, le seul ou presque à chercher à comprendre le geste d’Albert, sans doute mû par un instinct propre aux parias d’une société trop sûre d’elle-même et de ses « valeurs ». Et c’est peut-être autant pour eux que pour Albert Black alias « Paddy Donovan » que Fiona Kidman a pris la plume, pour tous ceux qui, comme elle, portent encore le poids de cette injustice, comme une tache indélébile sur un pays généralement présenté comme un havre de paix. « (…) Rien n’est plus pitoyable que ce qui reste impardonné » : cette tache, cette culpabilité il faudra bien les affronter à la fin, et contempler sans ciller l’impitoyable châtiment que l’État réserve à ses enfants. Ces dernières pages, inspirées par le récit d’un journaliste présent ce jour-là, sont évidemment parmi les plus fortes du roman : il y a quelque chose de glaçant dans les préparatifs d’une exécution officielle qui excède tous les coups de couteau et atteste, s’il en était encore besoin, toute la cruauté, toute l’inanité d’une peine capitale qui n’a jamais dissuadé personne, où la seule vengeance tient lieu de justice et dont la froide violence ne laisse personne indemne, ni victime ni bourreau, pas même le lecteur.
Yann Fastier