C’est l’histoire d’un dérapage, d’un basculement.
D’une entrée précipitée dans l’âge adulte, lors d’une nuit cauchemardesque à la suite de laquelle tout retour en arrière sera impossible. C’est l’histoire de Suzy Kosasovich, 14 ans, une jeune fille trop sage qui se rêve déjà grande. Suzy s’ennuie à Joliet, petite bourgade sans charme de l’Illinois. Elle se fantasme femme. Qu’on la regarde enfin. A son cou pend la relique de sainte Rufine, donnée par sa grand-mère, très pieuse comme toute sa communauté. A la place, c’est le beau Joey Korosa qu’elle voudrait niché entre ses seins. Le soir du Vendredi saint, comme tous les ans, Fat Kuputzniak, tenancier du Zimne Piwo Club, commémore la mort de sa sœur. Ce soir-là, il sert de l’alcool à qui veut se joindre à lui, même aux ados. Ça tombe bien, c’est le soir où leurs pères et leurs oncles font des heures sup à l’usine. Cette année, Suzy ira au bar, seule. Elle obtiendra ce qu’elle désire, tellement plus que ce qu’elle a désiré.
Alcool, hormones, groupe, absence d’adultes et de repères. Le cocktail explosif plonge l’assemblée avide de sexe, de défonce, de bravade dans le chaos. La force du roman de Finn tient dans l’exploration des sentiments de Suzy à mesure que les événements prennent une sale tournure. Il n’en fait pas la sempiternelle oie blanche abusée par le vilain bad boy. Suzy participe. Elle veut qu’on la remarque, cesser d’être transparente aux yeux du populaire et plus âgé Joey. Et elle sait très bien quoi faire pour y parvenir. On suit le fil, le déferlement de folie au rythme de son introspection, de ses pensées qui analysent logiquement la situation et qui amenuisent cruellement l’atrocité des actes qui se passent sous ses yeux. Elle se découvre méchante, obscène autant que naïve. C’est le lecteur, adulte, qui a conscience de la dimension monstrueuse de ce qu’elle subit. Elle ne s’en rend pas compte, se défend, en tout cas, d’en être affectée. Finn est très subtil dans sa peinture des relations et de la psychologie adolescentes. Il ne juge pas. Personne ne force quiconque. Enfin, pas de manière frontale. Aucun de ses personnages n’a de véritable libre arbitre. Chacun subit la pression de la meute, se force à se fondre dans l’image qu’on attend de lui. Chacun se punit de n’être pas tout à fait un autre, repousse les limites, (auto)destructeur sans s’en apercevoir, sans en être complètement responsable. Il dit si bien cet âge où l’on est trop puéril pour avoir intégré la notion de respect, où l’on ignore encore que la construction de soi passe par la dignité, l’empathie, et que la maturité ne se mesure pas au nombre de bières ingurgitées ou au don de son corps à n’importe qui, même s’il s’appelle Joey.
C’est un récit terrible, d’une noirceur absolue, d’un réalisme bouleversant. C’est l’histoire d’une nuit initiatique qui dégénère, à Joliet, sans précision de date. Une plongée dans l’horreur qui aurait pu se passer n’importe où, n’importe quand. Atemporelle, déchirante, qui fait mal. Parce qu’on sait bien, au fond, qu’on aurait tous pu la vivre, cette nuit-là.
Marianne Peyronnet