Il y a quelques années, nous rendions compte ici même d’une somme intitulée Esprit singulier,

 

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dont l’ambition était de réunir et de présenter le fonds de l’abbaye d’Auberive (Haute-Marne), dédiée à une forme d’art en marge des grands courants institutionnels de l’art contemporain. Quand certains de ces artistes ont parfois pu se voir enrôler sous la bannière de la « création franche » (Jephan de Villiers, Pierre Bettencourt, Louis Pons, aux frontières toujours un peu floues de l’art brut), d’autres relèvent plutôt d’un néo-expressionnisme viscéral dont le sculpteur Marc Petit, bien représenté dans les collections d’Auberive, pourrait faire figure de porte-drapeau. Du côté de la peinture, toutefois, le titre revient sans conteste à Stani Nitkowski, dont l’œuvre tourmentée n’a cessé de hanter la mémoire de qui l’aura découverte lors d’une exposition rétrospective à la Halle Saint-Pierre.

Né en 1949, fils d’un ardoisier de la région d’Angers, René « Stani » Nitkowski vit basculer son existence lorsqu’une myopathie rampante finit par le clouer dans un fauteuil roulant à l’âge de 23 ans. C’est à l’hôpital, à la suite d’un suicide raté, qu’il commence à peindre, de manière autodidacte, des tableaux inspirés par l’abstraction lyrique d’un Georges Mathieu, alors en vogue. La rencontre de Robert Tatin, en 1979, lui fait cependant abandonner cette voie et réintégrer la figure humaine dans ses peintures et ses dessins, dont elle deviendra bientôt le sujet unique, quitte à la maltraiter quelque peu. Car l’homme selon Nitkowski descend bien moins des arbres qu’il ne jaillit du volcan. Volcan de chair et de sanies, grille d’égout vomissant ses viandes, cousues, décousues, mordues et recrachées, lardées d’esquilles et de dents mal plantées, s’échappant avec une sorte de gaieté macabre de bouches maquillées en mufles au moyen de couleurs attrapées au hasard. Mais ce n’est pas tout : si, en ces débuts, Nitkowski fait encore un peu figure de Chaissac énervé, ses matières bientôt s’assombrissent et, d’une peinture de l’inscription – au sens gestuel, griffé, du terme – il passe peu à peu à une peinture de l’émergence qui fera sa grande et définitive signature. De fonds bitumineux, tartinés d’on ne sait quelles suies, sortent en rampant de lourdes loques. Un éclat de lumière accroche une trogne, un œil, un croc, d’où l’on saura que c’est un homme, peut-être, une bouche hurlante de colère ou de faim, de ce grand appétit de vie qui agite la main de Nitkowski dans ses dessins et ses écrits auxquels cette monographie fait aussi la part belle. Quel meilleur liant, pour évoquer cet esprit singulier, que le texte de Marcel Moreau, son frère en littérature, dont la prose paroxystique se répand plus qu’elle ne se déroule et qui, mieux que personne, aura su reconnaître en Nitkowski « un Dyonisos foudroyé qui, de son fauteuil roulant, en appelle à la foudre pour remobiliser sa liberté ».  Cette liberté chèrement payée, il en fera l’ultime usage en 2001, ravagé par la mort accidentelle de son fils aîné, non sans avoir proclamé avec toute la sombre ironie sous-jacente à toute son œuvre : « J’ai raté ma vocation. J’aurais dû être valide et non peintre ».

Yann Fastier