Thomas McNulty, contraint par la Grande Famine à quitter son Irlande natale et s’embarquer pour l’Amérique,

 

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croise dans son errance la route de John Cole, qui devient son amour. Ils sont jeunes, si jeunes qu’ils peuvent presque passer, vêtus de jolies robes et leurs visages fardés, pour de belles jeunes femmes. Durant les deux années suivant leur rencontre, ils font danser les mineurs au saloon de M. Noone. Puis, leur androgynie s’envole. C’est au début des années 1850. L’époque a besoin de chair à canon, quiconque a deux jambes peut intégrer l’armée. S’engager est la seule voie possible. Ils participeront donc aux guerres indiennes, puis à la guerre de Sécession, du côté de l’Union.

Sebastian Barry nous fond dans le magma, dans la violence de la naissance de  « l’Amérique », avec une telle finesse qu’on se croirait immergé dans une guerre contemporaine. Thomas raconte son existence ballottée de plaines en montagnes, au rythme des avancées et des reculades de ses troupes. Fin observateur et commentateur des horreurs, des massacres des populations indigènes auxquels il participe, il dit l’absurde avec des mots si simples qu’ils touchent au cœur. Il dit les ordres stupides auxquels on ne peut qu’obéir, il dit les génocides, les massacres des Noirs par les Confédérés, il dit le froid qui gangrène, la chaleur qui tue, la faim qui engourdit. Les canons broient les membres, les baïonnettes trouent les ventres, fauchent la jeunesse, qu’elle soit Apache ou Irlandaise. Il a une telle conscience du peu de valeur accordée à une vie, à sa vie, qu’il subit sans se plaindre, concentrant son énergie à survivre. L’habitude de la misère lui a enseigné que geindre ne sert à rien. Faire autant d’expériences de mort imminentes rend fou ou philosophe, Thomas, écrasé par l’Histoire, sauve sa part d’humanité et reste un individu en conservant sa capacité à s’émerveiller. Dans ce chaos, la beauté n’est que plus fulgurante ; la beauté de John Cole, de leurs caresses, discrètes, à peine mentionnées ; celle des sentiments qu’eux deux portent à Winona, cette enfant sioux qu’ils ont recueillie et adoptée comme leur fille ; celle des paysages sublimes, de la nature paisible ; celle d’un visage compatissant, d’un geste de bonté envers un étranger. La narration de Thomas est faite de phrases courtes, d’un vocabulaire à la hauteur de son éducation, rudimentaire, mais ses propos sont gracieux, subtils, subliment la justesse du personnage et l’empathie que le lecteur ressent pour lui. Thomas se sait ni plus malin, ni plus courageux qu’un autre, mais plus chanceux, parce qu’aimé. Ni naïf, ni cynique, il ne juge les autres que sur leurs actes. En retour, il trouve des êtres qui acceptent, naturellement, son désir de s’habiller en femme. Barry, et c’est là l’une des manifestations sensibles de ce roman bouleversant, n’en fait pas une singularité primordiale, simplement un fait, une partie intégrante de son être. Délicatesse et terreur, Les jours sont sans fin, aussi pleins de désespoir que d’amour absolus.

Parvenir, sans pathos, sans forcer le trait, à faire sentir la charogne et éprouver l’attachement…

Que c’est beau !

Marianne Peyronnet