L’Appli promet de l’argent facilement gagné. Pas de patron, pas d’horaires fixes, la liberté.

 

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Il suffit de demander son statut d’autoentrepreneur pour pouvoir se connecter à la plateforme de livraison de repas. Une fois son compte créé, on devient ‘coursier-partenaire’ et on accède au rêve, on obtient le droit de pédaler entre restaurants où l’on récupère hamburgers, sushis ou plats vegan et domiciles de clients affamés.

Abel est étudiant. Il a du temps pour un job d’appoint. Sa mère a du mal à boucler les fins de mois. Pour l’aider, il se lance. Il lui faut un vélo neuf, un téléphone portable et un peu de thune pour payer la caution du sac qui contiendra les commandes. Go. En route vers l’enfer.

Benoit Marchisio compose son récit par paliers. Abel grimpe ou dévale les rues de Paris, et s’il atteint parfois les hauteurs de la ville, il s’enfonce irrémédiablement. Les temps calculés pour livrer sont intenables, les rétributions pour chaque course dérisoires. Deux retards et on est éjecté. Alors, Abel pédale, toujours plus longtemps, toujours plus vite. Accident, agression, vol de son vélo ou de sa cargaison, les risques qu’il affronte sont innombrables, garantis sans assurance.

A travers lui, l’auteur donne un visage à ceux que tout le monde voit passer et que personne ne regarde. Pas les patrons de restos qui leur refusent un verre d’eau ou l’accès aux toilettes. Pas les clients qui se moquent bien de qui leur monte leur bouffe, chaude évidemment, au cinquième étage, puisqu’ils paient pour ça, pour compenser leur flemme d’aller eux-mêmes au kebab de leur coin de boulevard. Pas l’Appli qui n’a pas de visage.

On ne peut pas gagner contre l’Appli. Au casino, au moins, certains peuvent espérer remporter le gros lot. Ici, on perd à tous les coups. Elle est conçue pour ça. Elle est un modèle infaillible de capitalisme pur jus. Les travailleurs sont interchangeables. Plus ils sont pauvres, plus ils sont malléables. Les comptes des ‘coursiers-partenaires’ sont sous-loués à d’anciens livreurs virés, des mineurs ou des sans-papiers ? Tant mieux. Pousser les pauvres à exploiter les encore plus pauvres, c’est bon ça, ça développe l’esprit de concurrence. L’Appli ne leur a-t-elle pas prôné l’individualisme comme valeur sacrée ? Manquerait plus qu’ils s’unissent et que leur vienne l’idée de se révolter… D’autant qu’ils ont les adresses et les digicodes des clients dans tous les quartiers de la capitale…

La rage nous tient tout au long du roman. Articulé autour d’Abel et de différentes figures, le récit la porte à son comble dans les coulisses d’une émission de télé poubelle qui, ayant pressenti une actualité explosive, prétend débattre du sujet pour mieux en caricaturer les termes.

Impossible, après ça, de croiser ces galériens des temps modernes, condamnés à tout accepter, punis pour n’avoir pas accès à des emplois décents, sans penser à Abel et aux autres, sans rêver d’un monde où l’on cesserait d’être tous complices.

Marianne Peyronnet